La culture ou la perte du vrai
La question du faux peut s’entendre
dans la synonymie du factice, de l’artifice
et de ses dérivés : l’artificiel et l’artéfact,
bref de l’imitation et du simulacre.
Ainsi, comprendre le faux à partir du factice
comme artifice, c’est ramener le vrai à la
nature et instruire le partage nature/culture.
Nature en grec se dit phusis, qu’Aristote
– sans être le premier – définie comme
ce qui se développe par soi, qui a en soi
le principe de son mouvement. Sera dit
artificiel a contrario ce dont le principe de
développement est exogène ; par conséquent
toutes les créations humaines, qui
s’opposent aux créations naturelles en tant
que créations culturelles, seront dites artificielles.
Nous rangerons au premier chef
dans la sphère de la culture les créations
artistiques.
L’art, définit Aristote, imite la nature tout
en la dépassant. L’imitation possède chez
Aristote une signification toute particulière.
Il ne s’agit pas d’imiter prosaïquement
la nature dans ses aspects sensibles
de formes et de couleurs, dans la manière
dont elle se manifeste aux sens. L’art imite
la nature dans son processus de création.
L’art produit comme produit la nature.
Mais il la dépasse dans la mesure où il
amène à l’existence ce que la nature aurait
été incapable de produire d’elle-même. Si
le bateau poussait dans l’arbre que produit
la nature, nous n’aurions pas besoin d’art.
C’est sous la main de l’homme que l’arbre
devient bateau et le marbre statue. Ainsi
pour Aristote les créations artistiques ne
sont que des prolongements de la création
naturelle, l’art amène la nature à son achèvement,
elle produit la forme dans la quelle
toutes les tensions naturelles et les forces
de dispersion, se recueillent, s’annulent ou
se calment. Dans la forme de l’art la nature
s’achève et trouve le repos, le repos étant
pour les grecs l’indice de la perfection. Il y a
donc une continuité entre culture et nature
chez Aristote.
Cette continuité se perdra avec l’avènement
de ce qu’il est convenu d’appeler la
modernité par laquelle l’imitation change
de signe. Lorsque Hegel affirme dans son
Esthétique : « le beau artistique est plus
élevé que le beau dans la nature. Car la
beauté artistique est la beauté née et
comme deux fois née de l’esprit. Autant
l’esprit et ses créations sont plus élevés que
la nature et ses manifestations, autant le
beau artistique est lui aussi plus élevé que
la beauté de la nature », il accomplit une
fracture entre les créations naturelles et les
oeuvres de l’esprit. Et le lien à la nature sera
définitivement rompu avec une interprétation
de la technique telle que l’effectue
Bachelard à propos de la technique du feu.
Dans La Psychanalyse du Feu, Bachelard
affirme en effet que si le feu existe dans la
nature, s’il est de nature, jamais il n’éclot
ni de l’éclat du silex ni du frottement de
deux bouts de bois. Avec la technique du
feu – dont l’importance symbolique est à
rappeler, le feu qui est venu aux hommes
lorsque Prométhée en a volé le secret aux
dieux – les hommes s’affranchissent de
la nature. Ils imitent les créations naturelles
mais ils inventent le processus de
création. Avec le feu, les hommes entrent
dans la culture comme dans une surnature
sous les signes de la technique et de
l’artifice. On peut retrouver si l’on y prête
attention cette idée illustrée dans le film
de Kubrick 2001 : L’Odyssée de l’Espace
lorsque l’animalité s’échappe d’elle-même
par l’entremise d’un monolithe noir à la
lettre surnaturel, pour se retrouver dans ce
qu’il serait convenu d’appeler l’humanité.
Le monolithe comme signe du passage
introduit l’idée d’une différence de nature
entre l’animalité et la culture.
Est-ce à dire que les hommes aient perdu
toute trace du vrai dont le nombre réside
dans une nature avec lesquelles ils ont
perdu tout lien ?
Le retour à la nature
La floraison des produits bio, de l’esthétique
soft nous enjoint à faire retour à la
nature par une quête de l’authenticité. Et
c’est déjà toute l’histoire de l’humanité
qui est racontée en vingt seconde de spot
publicitaire. Les hommes égarés dans la
technique et l’artifice doivent revenir au
règne animal, retrouver le paradis perdu
par la première faute, le pêché originel.
Le faux, la fausseté ou l’erreur qui sont d’ordre
logique et hypothético déductive, trouvent
leurs racines dans la faute qui elle, est d’ordre
moral et religieux. C’est en mangeant le fruit
défendu de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal, qu’Adam et Eve condamnent les
hommes à l’errance en les privant de tout ce
qu’un dieu peut posséder.
Les hommes sont-ils condamnés à l’erreur
ou peuvent-ils la dépasser en retrouvant
un ordre originel perdu, en retournant aux
secrets des dieux ou de la nature ?
Serait-il possible de faire retour à l’origine
par le retour à l’animalité par laquelle le
normal cède au naturel, l’absolu au relatif.
« Celui qui se transforme en bêtes se
libère de la souffrance d’être un homme »,
est-il dit dans Las Vegas Parano. C’est
l’ambition du bon sauvage de Rousseau,
du surhomme de Nietzsche, des sages
antiques grecs qu’ils soient stoïciens ou
épicuriens. Mais Boorman dans un film
comme Délivrance, interdira par l’exemple
tout retour fantasmé à l’originel en dépeignant
à l’instar de Hobbes un état de
nature violent et vicié, hostile à toute vie
heureuse et savante. Libre aux stoïciens de
faire le chien pour mieux accéder au divin,
celui qui se transforme en bête risque fort
d’y laisser la peau.
De fait c’est par la raison que Platon nous
enjoindra de retourner à l’origine perdue
par l’accès au divin. La raison nous élève
de la matière par essence corruptible et
inachevée vers le plus haut, le divin ou principe
suprême. La science galiléenne possédait
la même ambition : le langage rationnel
mathématique par lequel tout phénomène
se trouvait expliqué, était aussi le langage
du Dieu créateur. Kant dans la critique de
la raison pure mettra un coup d’arrêt à cette
ambition démesurée. Le langage mathématique
n’est jamais qu’une construction
de l’entendement qui ne nous permettra
jamais d’atteindre à la chose en soi.
A l’instar des romantiques, l’art permet-il
un retour à l’origine ? Kant dans la troisième
critique pour qui, et pour le dire dans
un langage qui n’est pas le sien, le beau est
le dévoilement de la vérité de l’être, inspirera
sans doute saint John Perse lorsque
celui-ci affirme : « Quand les mythologies
s’effondrent, c’est dans la poésie que
trouve refuge le divin ». Que l’art puisse
nous livrer une vérité inédite sur les choses,
je le pense, et je ne disputerai donc pas
cette question.
Mais nous pouvons aussi avec Kant
renoncer à tout retour en attestant de son
impossibilité. Le vrai devient une construction
mentale sur la surface des choses qui
infiniment se dérobent à nos spéculations.
Qu’importe en effet la nature des choses
pourvu que nous puissions les exploiter. De
la nature nous ne voulons rien savoir, si ce
n’est nous en servir, l’arraisonner à nos fins.
Telle est de l’aveu même de Descartes dans
la Dioptrique, l’ambition de sa science.
Autant renoncer, l’origine est à jamais
perdue. Faisons-nous un monde, un monde
surnaturel c’est-à-dire artificiel. L’art
abstrait dans sa dimension géométrique
esquisse les possibilités d’un tel monde.
En soumettant la nature à la rectitude des
lignes verticales et horizontales, Mondrian
nous offre la vision d’un monde qui ne doit
plus rien à la nature mais qui au contraire la
soumet aux catégories de l’entendement. Il
nous offre un monde de l’artifice, un monde
pour les hommes.
Dès lors, c’est le vrai qui est faux, et le faux qui est vrai. Il n’y a rien dans les profondeurs de l’origine qui vaille d’être prononcé, car il n’y a de toute façon ni origine ni profondeur. Alors tel OEdipe, errons sans retour possible sur la ligne droite infinie du temps en nous souvenant de l’intuition géniale de Paul Valéry : « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau ».
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