Nous connaissons tous l’assertion de Nietzsche : "Deviens ce que tu es". Nous la connaissons et peut-être la comprenons nous. Mais ce qui est à comprendre est proprement incompréhensible. Soit Nietzsche se trompe, soit ce qui est à entendre est à traduire, traduire notre langue dans la pensée, sans quoi la philosophie du marteau sur l’enclume spinoziste devient proprement incompréhensible.
De prime abord dans l’assertion, nous entendons l’antécédence de l’être qui nous attend dans sa transcendance. Rien de plus classique alors que de rejoindre cet être formel dans notre devenir. De prime abord alors, nous entendons Platon dans la parole de Nietzsche, nous traduisons Nietschze dans la terre grecque. Nous traduisons l’assertion "deviens ce que tu es" en l’injonction delphique "connais-toi toi-même" où connaître c’est connaître l’idée, connaître la chose selon son idée, l’eidos qui se tient splendide dans sa transcendance suprasensible. Les eide imposent les limites, structurent le visible par la dialectique des grands genres, le même et l’autre, l’être et le néant, et le mouvement. Elles morcèlent le tien et le mien, opèrent tous les partages, le propre et l’impropre, le fondé et l’infondé, le recevable et l’irrecevable, dans le flux incessant du monde et le mouvement des choses. Le structuralisme eidétique joue comme un patron dans le chaos des choses sensibles, taille l’uniforme dans l’étoffe du chaosmos. Le monde et les choses qu’il supporte et qu’il expose, ne sont alors qu’un prélèvement de forme dans le flux incessant du cosmos découpé par les grands ciseaux de la technique.
Il faut croire alors que lorsque Nietzsche nous dit "N’ai pas peur de devenir ce que tu es", il y a quelque chose à traduire, quelque chose à déterritorialiser du territoire grec. Mais sur quel territoire une telle traduction est-elle possible ? Sans doute sur le territoire de la philosophie médiévale scotiste où l’être n’est plus pensé ni comme idée ni comme genre mais comme haeccéité. Qu’est ce qu’une haeccéité ? L’expression de l’être univoque sous la raison du singulier. Prenons pour exemple un visage. Qu’est ce qui est exprimé dans un visage ? Un visage exprime en même temps la singularité de la personne, celle-là qu’elle est dans ses traits, ses formes et ses contours uniques, et l’humanité du genre. Un visage s’exprimant exprime tous les visages en un seul visage. Le visage est expression de la singularité et en même temps de l’humanité comme genre. Et nous pouvons aussi entendre ou traduire en ces terres le mot d’Eluard, "Il fallait bien qu’un visage porte tous les noms de la terre". Il y a sans doute quelque chose de christique ici, quelque chose de l’éclat -au double sens du briller de soi à partir de soi, et de l’éclatement- du divin dans la figure du singulier. Si le Christ sauve c’est que l’esprit c’est fait chair, c’est que par le christ, Dieu investit la chair. Par suite il y a sans doute deux manières d’être chrétien. Soit être dans la dette infinie du déicide, telle est la forme primordiale de la mauvaise conscience que Nietzsche n’aura de cesse de combattre à juste titre. Soit comprendre la crucifixion comme une mort qui libère, une mort qui libère l’esprit dans la chair pour une herméneutique infinie. Rothko et Levinas.
Mais quoi qu’il en soit, connaître à fond une chose dès lors, c’est connaître toute chose, alors que classiquement connaître une chose, n’était possible qu’à partir de la connaissance du plus général, la transcendance de l’eidétique. Le renversement ontologique de Duns Scot permet de passer du singulier à l’universel, alors que toute la tradition consiste à passer de l’universel au singulier de telle sorte que la singularité n’atteigne jamais à la dignité du philosopher. Dès lors devenir ce que l’on est, ne se signifie pas dans l’être pris comme genre ou idée, mais comme l’expression d’une singularité. Pourtant Nietzsche passe au-delà de ce qu’une haeccéité -ou en terme spinoziste, un mode fini médiat- conserve de formel. Il conçoit l’être comme devenir. Seul le devenir est, et l’être s’affirme du devenir affirmé, l’éclat du coup de dès. Ainsi la traduction doit elle-même opérer ce renversement et se comprendre comme "sois ce que tu deviens". C’est à ce titre sans doute que la pensée de Nietzsche s’accomplit ici.
Il est alors possible de prendre un autre exemple pour comprendre. Soit un verre de bière. Qu’est qu’un verre de bière ? Est-il plus la composition chimique du composé verre bière, son aspect sensible, qui sont autant de déterminations formelles de celui-ci. Où s’arrête un verre de bière, jusqu’où s’exerce sa puissance ? Certainement pas dans sa forme qu’elle soit esthétique ou scientifique. La forme en grec se dit eidos et genos -ce qui est à peut prés équivalent- mais aussi peras, c’est à dire limite. La forme est la limite à partir de laquelle le verre de bière s’achève. Mais alors la forme ne nous dit jamais ce qu’une chose est, elle nous dit ce qu’une chose n’est pas. Puisque la limite détermine à partir d’où le verre s’arrête. Pourtant un verre de bière n’est-il pas plus l’effet qu’il produit sur moi que sa forme ou sa limite ? Ce verre de bière est plus dans la parole qu’il m’inspire, l’ivresse qu’il me procure, que dans sa limite formelle. Au-delà de toute limite toute chose est un centre de métamorphose, une force brute, une possibilité infinie, un aiguillage universel sans aiguilleur.
De telle sorte, devenir ce que l’on est, c’est à dire devenir le devenir lui-même, être ce que l’on devient, c’est faire éclater toutes les limites dans des processus de déterritorialisation.