L’art comme toute chose procède par questionnement. En toute activité, il y va d’abord d’un questionnement.
Retenons un moment notre attention sur cela avant de saisir la nature spécifique du questionnement dont l’art procède et par lequel il se distingue de toute autre activité.
Directement ou indirectement, tout questionnement s’ennonce dans l’être, sous la forme d’un "qu’est ce que c’est ?" L’être du ce que c’est -du questionné- est pris dans la forme même de l’être du questionnement : qu’est-ce. De la sorte toute question s’ennonce dans l’être, et l’être est toujours pressuposé dans toute question. Aussi la question de l’être en tant qu’être devient une simple tautologie dont Pascal dans De l’esprit de géométrie révélait déjà l’inconsistance, la question sur l’être allant tellement de soi, qu’elle n’a pas à être posée sous peine d’introduire une confusion illégitime. Pour autant une ontologie pure est rendue possible soit sous la forme d’une philosophie soit sous la forme d’une poétique.

Dans Etre et temps §2, Heidegger analyse la structure du questionnement. Celui-ci se déroule sur trois instances : Das Gefragte, Das Befragte, Das Erfragte. Ce qui est demandé, ce qui est interrogé autrement dit le questionné, et ce que l’on veut savoir et qui ne correspond pas nécessairement à ce qui est demandé. La structure du questionnement suit la règle de l’interrogatoire de police. On interroge le suspect sur son emploi du temps au moment du crime afin de prouver ou d’invalider sa culpabilité. Le suspect est celui que l’on interroge, l’emploi du temps est ce que l’on demande, la culpabilité ou l’innocence est ce que l’on veut savoir. La structure du questionnement joue comme la tridimentionnalité en peinture, elle opère de la profondeur dans ce qui n’en a pas. Elle introduit la troisième dimension, la dimension cachée dans planéité de la stucture question/réponse. Et l’ontologie qui est la questionnement portant sur l’être en tant qu’être suit la même règle. Et sans doute la question du questionnement constitue avec la définition serrée du terme de phénoménologie, l’une des deux prémisses à partir de laquelle se déroule toute l’ontologie de Etre et temps. Celui qu’on interroge c’est le Dasein, ce qu’on lui demande c’est son être, ce que l’on veut savoir c’est le sens d’être en général dans la mesure où le Dasein est l’étant dans l’être du quel il y va de son être même. L’être du Dasein s’élucide selon une définition serrée de la phénoménologie, comme science de ce qui de prime abord et le plus souvent n’apparaît pas, le phénoméne "d’être" en tant que tel, irréductible à la facticité du fait. Car s’il est besoin d’une phénoménologie, c’est que de prime abord et le plus souvent les phénomènes ne nous sont pas donnés.
Ce que l’on interroge donc c’est l’être du Dasein, ce dont s’occupe l’analytique existentiale dans Etre et temps. Et le Monde sera la scène dans laquelle l’être du Dasein se met en jeu. La question du sens d’être en général, ce que vise la question, passe donc par une phénoménologie de la culture au travers de la question du monde s’opposant à la phusis comme scène métaphysique d’une analytique catégoriale, où l’être fut interpréter selon la structure catégoriale dont la première des dix catégories, l’ousia, l’essence ou la substance effectue la mise en scène (Aristote, Traité des catégories). Or si c’est au travers d’une phénoménologie de la culture qu’est rendue possible la possibilité même d’une ontologie pure, l’art a partie liée avec une telle possibilité. Ce que donc l’art interroge, ce sur quoi porte son questionnement est d’ordre ontologique.

Comme toute chose l’art pose des questions. Or de manière générale toute question reste particulière. La particularité s’incarne dans une oeuvre ou un artiste. Chaque artiste, chaque oeuvre de chaque artiste posent une question à chaque fois singulière. Mais dans l’art contrairement à toute autre procédure de questionnement, la question singulière trouve une portée unverselle. Dans l’art se joue la structure tripartite du questionner en tant que tel. Puisque dans l’art se distingue sous la forme du particulier et de l’universel, ce que l’on demande et ce que l’on veut savoir : le sens d’être en général au travers de l’être particulier de telle ou telle (re)présentation. C’est l’être même qui se met en scène de lui-même et à partir de lui-même, comme ce qui sans l’art resterer foncièrelment inapparaissant. L’art est par soi phénoménologique en tant que lieu de la phénoménalité de l’être.
A ce titre il me semble difficile de faire entrer la photographie et le documentaire dans le domaine de l’art. Cette difficulté je l’ai éprouvé lors de ma visite à la fondation Cartiers de l’exposition d’Agnes Varda qui m’a laissé d’une trés grande perplexité. Mais j’aurais pu dans la même journée l’éprouver lors de ma visite de l’exposition de Dan Flavin. Dès la première salle, on sauve sa mise de départ et on se dit "ouais pourquoi pas". Des néons standards en trois ou quatre longueurs, de sucroît directement achetés dans le commerce, ne subissant aucune transformation, une variété pauvre de couleurs. Bien se dit-on c’est conceptuel, c’est post-moderne, c’est "dantosque" et c’est marrant peut-être. Mais trés vite on prend mesure de l’ampleur du questionnement. L’espace en général et l’espace du musée en particulier. Ce qui n’est pas rien, ce qui est énorme. L’habiter de l’oeuvre dans l’espace, rayonnant bien au-delà de son lieu d’accrochage, qui déjoue tout le discours de la térritorialité et de la déterritorialité. Ce dont il s’agit alors c’est d’ex-territorialité, d’un rapport tout particulier au chaosmos par la lumière. L’oeuvre est sans limite de portée et d’effet, intéragissant à tout ce qui l’entoure.
Si le musée est un des lieux de la culture moderne dont les oeuvres qu’il habrite sont ce autour de quoi un monde s’instaure, comme en d’autres temps fut le temple ou l’église, l’oeuvre de Flavin trouve un troublant échos mais renversé avec l’icône religieuse. Les néons lumineux habitent l’espace du musée comme l’icône habite le corps de l’église et l’illumine négativement par ce qui à proprement parlé ne donne rien à voir dans la figure de l’oran, le trou noir du regard. Avec l’icône, la divinité investit le corps de l’église mais de façon négative dans un jeu d’absence et de présence, par une présence indirecte. L’oran plonge son regard dans la divinité dont la présence est pour moi indirecte car médiatisée par ce qui dans l’oeil n’est pas à voir dans ce qui ne donne rien à voir, le trou noir de l’oeil. C’est donc par là de foi dont il s’agit dans la religion chrétienne, si l’on trouve dans le terme de foi la détermination de Fides, fidelité au témoin direct d’une divnité qui pour moi restera toujours indirecte ou négativement directe, au centre du visible mais invisible, comme le noir troue l’iris de l’oeil qui le borde. Avec Flavin nous trouvons l’extrême renversement de l’icône religieuse, sous l’espèce d’une théologie positive. Tout l’espace de l’exposition est investi du rayonnement de l’oeuvre, l’oeuvre s’exterritorialise et le musée devient, plus que le lieu de garde de l’oeuvre, le support même de sa propre vie, partout elle rayonne, partout elle resplendit, au-delà de toute forme et limite. Et la présence se fait lumière.