Qui dit « je » quand je dis « je » ? Le moi auquel je crois s’attribue généralement à quelque chose qui en grave la constance et l’identité. Cette chose fut-elle conscience, esprit ou âme est déterminée en dernière instance comme substance. La substance dans son acception latine, est ce qui demeure sous les changements. Mon corps amputé, ma mémoire tronquée, mon intellect diminué par les vicissitudes de l’âge ou de la maladie, n’entameront jamais ce que je suis, la constance du moi, la réalité supposée du je, bref l’identité personnelle, parce que sous les changements qui peuvent (m’) advenir demeure ce moi substantiel et intérieur qui rassemble et concentre tous les changements. Lui-même n’étant pas – en tant que substance – soumis au changement, je peux par lui et à partir de lui, jusqu’à ma mort au moins, m’affirmer dans mon « je ». Tout peut m’arriver, je demeurerai le même, parce qu’en dernière instance demeure la substance que je suis. Cette substance, Descartes la qualifiera de pensante.

Mais ce moi découvert sous l’espèce de la substance pensante n’est pas encore une subjectivité, un moi plein, autonome et indidividuel. Être une substance n’offre aucun caractère à l’identité personnelle. Tout au plus est-il partie d’un intellect agent commun – un élément de la Matrice qui pense en moi sans moi, un mode de Dieu ou le rêve d’un Autre – capable de raisonner juste mais qui n’a pas plus de personnalité qu’une bonne machine à calculer. Descartes qui inaugure la modernité par la primauté donnée au « je », ne nous renseigne pas sur la teneur de ce « je ». Qui est-il ? Que peut-il ? Nous n’en savons rien. Être une chose pensante, ne nous individualise en aucune manière comme personne, comme « moi » ou comme « je ». Le « je » de la substance est un je universel, celui du sens commun, de la norme et de la vérité, mais dénué de toute personnalité, de toute particularité ou singularité. Par la substance j’appartiens à une certaine idée de l’humanité sans autre spécificité.

Si l’idée de subjectivité est une idée moderne, l’intériorité ou le soi n’est pas une idée neuve, elle prend naissance chez Platon et se développe dans le christianisme philosophiquement héritier du platonisme. C’est l’idée de l’âme qui, chez les grecs, définit le cercle de l’intériorité.

Lorsque Platon nous enjoint, comme d’un acte inaugural, de faire retour à soi, de se soucier de soi, il entend le souci de soi comme un souci de l’âme au détriment de toutes valeurs mondaines c’est-à-dire extérieures et matérielles. Mais que gagne-t-on à se détourner du monde pour se retourner vers soi ? Quelle est la teneur de cette connaissance de soi à laquelle Socrate nous enjoint, conformément à l’injonction delphique « connais-toi toi-même » ? La pensée chrétienne, dans la droite ligne du platonisme fera de ce retour à soi un retour au divin. Ce que je découvre au fond de mon âme dans la révocation du mondain, c’est Dieu dont dépendent et mon essence et mon existence. Les pensées platoniciennes et chrétiennes retrouvent Dieu dans l’intériorité, dans le recueillement en soi-même.

Le terme « religion » traduit indistinctement les termes latins religare et religere, qui signifient relier et recueillir. Le religieux revêt donc en même temps une dimension politique plus juive que chrétienne dans la signification du lien, et une dimension spirituelle plus chrétienne que juive dans la signification du recueillement puisque c’est par la loi pour les juifs et par la foi pour les chrétiens que l’on atteint au Divin. En moi-même, je trouve ce dieu qui disparait dans l’extériorité des préoccupations quotidiennes et des vanités mondaines : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité. » (Le livre de l’Ecclésiaste ou Qohélet 1, 2-3) consonnant à l’injonction du Premier Epitre de Jean « N’aimez pas le monde et ce qui est dans le monde. »

Mais si par ce retour à soi, le moi se dissout dans la divinité, alors de moi, il n’est rien ; le moi n’est rien ; à la lettre il est un néant pur et simple. Sans doute l’idée de subjectivité moderne, sous l’espèce de l’idiosyncrasie – c’est-à-dire du particulier – nait-elle du désenchantement du monde. Lorsque la divinité s’en est allée, dans ce long processus que Marcel Gauchet appelle le « désenchantement du monde » opéré par la science notamment, il ne reste rien que le moi qui se prend lui-même pour Dieu. Mais comme le remarque Hegel, l’être pur qui peut prendre le nom de Dieu est égal au néant pur. Le moi n’est autre que l’autre du monde, la néantisation du monde. De la sorte, il n’y a ni moi, ni intériorité. Le moi comme la personne qui, du latin persona désigne le personnage, le masque au théâtre, n’est autre que le masque du néant. De moi, que reste-il alors ? Rien, car du moi tout laisse à penser qu’il n’y a pas d’être. D’une ontologie de la personne nous passons avec Heidegger, Sartre ou Levinas à une éthique de la responsabilité –voire à une responsabilité éthique pour Levinas- selon laquelle il n’y a de « moi » qu’en situation, toujours déjà engagé dans le monde. Il est de ma responsabilité d’être au monde sur le mode de l’authenticité. Mais une telle pensée reste tributaire de la néantisation du moi sur le mode du « pour soi » qui s’oppose à la positivité et à « l’en soi » du monde. Si en soi, le monde existe bien, il n’existe que pour moi qui ne suis pas sur le même mode que lui. Car si j’existe c’est sur un autre mode que les choses et le monde qui les porte. Si l’angoisse est pour Heidegger la tonalité affective fondamentale, c’est parce qu’elle met à distance tout étant. Si la peur est toujours peur de quelque chose pour quelle chose, l’angoisse ne s’angoisse ni de rien ni pour rien ; elle jette tout étant au néant. Et c’est dans ce néant que je me décide à être en mode propre. Mais nous pouvons aussi penser que le moi n’existe tout simplement pas, qu’il est l’élément d’une idéologie, le concept d’une époque, qu’il a rendu ses services dans la manière d’agencer un monde aujourd’hui dépassé. Dans Logique du sens Deleuze développe l’idée selon laquelle le moi n’est pas autre chose que l’effectuation spatio-temporelle de quelque chose qui le dépasse infiniment.

Qu’est-ce qui fait l’individualité d’une vie, d’une saison, d’un vent, d’un cinq heures du soir ? Une multiplicité d’événements singuliers qui existent éternellement : la mort, l’amour, la clarté du jour… et qui s’effectuent dans un corps ou une chose pour lui donner son individualité.

Si la littérature anglo-américaine pour Deleuze « brille par son inaptitude à trouver un sens à donner au mot « moi » si ce n’est celui d’une fiction grammaticale » c’est qu’elle rend à l’événement sa vérité éternelle, indépendamment de son effectuation corporelle. Le moi s’efface pour qu’en lui se dessine toutes les formes ; il se tait pour qu’en lui se murmure toutes les voix, comme de ce visage à l’affirmation duquel sourd à l’oreille du poète une éternelle humanité : « Il fallait bien qu’un visage réponde à tous les noms du monde », affirme ainsi Eluard.

Si une écriture du moi est encore possible ce n’est qu’en tant qu’elle est l’écriture de l’événement. Le moi doit s’effacer dans ce qui lui arrive au profit de ce qui lui arrive. Car ce n’est pas à moi que quelque chose arrive, mais c’est toujours moi qui arrive dans ce qui arrive. Le moi n’est jamais qu’une manière d’être dans le temps l’éternité de l’événement. Cette manière d’être, Nietzsche l’appelait Amor Fati – l’affirmation de ce qui arrive dans ce qui m’arrive – elle est la disposition du surhomme par laquelle la volonté de celui-ci veut l’événement pour en dégager l’éternelle vérité.

« Le moi du poète lyrique élève la voix du fond de l’abyme de l’être, sa subjectivité est pure imagination. » (Nietzsche, ’’Naissance de la Tragédie’’, §5).