La différence et le faux

Philosophiquement le faux sera déterminé par rapport à la norme qui définira le vrai. Cette norme est généralement appelée essence. Une chose sera dite vraie si elle est conforme à son essence, et fausse si elle en diffère :

« Nous avons l’habitude d’admettre une certaine idée, une seule, qui embrasse chaque groupe des objets multiples auxquels nous donnons le même nom . Il y a bien des lits et bien des tables… mais tous ces meubles se ramènent à deux idées seulement, une du lit, une de la table. » Platon, République IV.

Dans la terminologie platonicienne, l’essence sera dite Idée –ou encore modèle ou original- qui existe dans un autre monde que le notre, le monde intelligible qui transcende notre monde sensible et le dirige. A coté de l’original il existe des copies conformes et qui seront dites aussi icônes. Et il existe encore une troisième espèce d’êtres, les simulacres ou idoles, qui emprunte l’apparence de la copie mais qui ne partage pas l’essence du modèle. Nous trouvons ces trois niveaux d’être dans l’exemple du lit emprunté par Platon au livre VII de la République. Il existe (l’idée) l’idée du lit, qui n’est ni en bois ni en fer, qui n’a ni trois ni quatre pieds, qui n’est ni verte ni rouge, bref qui n’est pas matérielle mais dont toute l’essence consiste à aménager le lieu d’un repos. (la copie) Le lit du charpentier qui peut bien être en bois ou en fer, rouge ou vert, mais qui doit servir à dormir. (le simulacre) Et il existe une troisième forme de lit, le lit du peintre, qui peut ressembler trait pour trait au lit du charpentier, jusqu’à faire illusion, mais qui d’aucune manière ne permettra le repos. Le simulacre ou idole qui emprunte l’apparence de la copie sans garder l’essence du modèle, doit être rejeté. De la sorte l’univers platonicien peut être dit essentialiste. Ce qui diffère de la norme, ce qui n’est pas conforme à l’original ou essence n’a pas d’existence réelle et doit être rejeté hors du cercle de la vérité que trace l’idée, le modèle ou l’essence. La différence est donc l’indice du faux. On comprend alors qu’un univers essentialiste soit un univers fermé dans lequel aucune évolution, aucun changement n’est rendu possible. Puisque la norme ou essence dicte la conduite et la règle de l’être.

Essentialisme et biologie

La conception essentialisme trouvera sa forme la plus haute dans l’étude du vivant chez Aristote. Celui-ci établit la première taxinomie du vivant en classant les êtres par genre et espèce selon leur différence spécifique ou essence. Ainsi l’homme constitue dans le genre animal, l’espèce humaine selon la différence spécifique qu’est la rationalité. L’homme est parmi les animaux le seul qui soit doué de raison. L’essence –ou la raison pour l’homme- est première sur l’individu qui le détermine. C’est la raison pour laquelle, l’enfant ou le Barbare, n’appartiendront pas au cercle de l’humanité que définit la rationalité.

Lamarck qui le premier formulera une théorie de l’évolution des espèces, est l’héritier de la tradition essentialiste aristotélicienne. Or en régime essentialiste, si l’on veut tenir compte de l’évolution des espèces, il faut pouvoir penser un changement d’essence. Si une espèce évolue, c’est que son essence évolue aussi, sa différence spécifique se transforme pour, de degré en degré, donner naissance à une espèce nouvelle, soit une nouvelle essence. Concilier l’essentialisme hérité d’Aristote avec le principe d’évolution constaté dans la nature par l’apparition et la disparition d’espèces à des temps différents, s’avère une tâche ardue voire impossible. Ici réside l’écueil du Lamarckisme, qui aura accomplit la moitié d’un chemin que Darwin s’appropriera en totalité. Si l’identité selon l’essence est première dans l’espèce, comment l’espèce se modifie-t- elle ? Soit par le transformisme, soit par l’adaptation. Mais dans les deux cas, l’essentialisme bloque toute théorie cohérente d’évolution.

Nominalisme et primauté de la différence

Le génie de Darwin n’aura pas consisté dans l’invention de la théorie de l’évolution, mais dans la transformation du fondement théorique de celle-ci. En effet les difficultés inhérentes à l’explication de l’évolution cessent si l’on change le principe de base. L’espèce n’est plus définie par une essence normative ; elle est un simple nom, une forme arbitraire sous laquelle on range une certaine homogénéité de différences. Ce n’est plus l’identité mais la différence qui est première et mise au principe de l’évolution et de la classification. La question n’est plus dès lors de savoir comment une espèce se transforme, mais comment au contraire malgré toutes les différences individuelles manifestes au sein d’une même espèce, une certaine identité continue de se maintenir à travers les générations. Il n’est plus question de penser la transformation des espèces, puisque l’évolution en régime nominaliste, est au principe de la spéciation. L’espèce n’est plus première, c’est le singulier comme essence qui est premier. L’évolution se joue sur deux plans, à la croisée de la nécessité et du hasard, de la reproduction sexuée et des circonstances extérieures.

Les circonstances extérieures sélectionnent les caractères les mieux adaptés. Mais cette sélection n’est ni voulue, ni rationnelle, ni finalisée. Elle est arbitraire, chaotique et accidentelle. La reproduction sexuée, au contraire introduit l’idée de nécessité sous la forme de conatus comme volonté de persévérer dans l’être. Mais dans ce conatus ce n’est pas l’espèce qui se reproduit, mais l’individu lui-même porteur de ses propres différences et singularités. Si ces différences permettent la survivance au milieu, alors elles demeurent de générations en générations jusqu’à devenir par suite la règle ou la norme à l’aune de laquelle une nouvelle espèce apparaît. Ainsi deux populations d’une même espèce évoluant dans des régions du monde aux conditions climatiques et environnementales très distinctes, se différencieront au point de donner naissance à deux espèces distinctes.

Loin d’affirmer l’espèce comme essence ou comme norme, la reproduction sexuelle affirme au contraire les différences individuelles. Et par une lutte dans l’espèce, l’être individuel concret tend à lui seul à être la mesure de l’essence spécifique. Il tend à affirmer ses propres caractéristiques comme des différences spécifiques ou des essences.

L’individu qui se reproduit n’affirme pas l’espèce qui le dépasse et le définit par transcendance. Au contraire il affirme ses différences au mépris de l’espèce. Sous l’aspect de la différence dans le monde animal, c’est le faux qui est principe de son évolution.