Dans l’ensemble des objets issus de l’artifice humain, on distinguera deux catégories d’objets : les objets utiles et les objets inutiles. Selon un partage auquel rien n’échappe, on distinguera donc entre ce qui est issu d’un savoir faire (Techne) et ce qui a l’art -au sens moderne du terme- pour origine. Cette origine qu’est l’art proprement dit, est communément ramenée au génie.

Ces deux catégories d’objets recoupent deux régimes du regard. Si l’œuvre d’art à proprement parler, et pour reprendre les mots de Paul Klee, "n’est pas visible mais rend visible" ; les objets que nous rencontrons de prime abord et le plus souvent ne sont ni visibles ni ouvrant sur une visibilité qui, sans eux, demeurerait "invue". Car ce que nous voyons à travers eux, ce sont les buts que nous voulons atteindre.

Comme le remarque Aristote dans la Physique (II, 3-9) et au livre Z de la Métaphysique, tout objet ’qu’il soit de l’artifice humain ou de nature- est issu de quatre causes. La cause matérielle, formelle, efficiente et finale. Ainsi l’artisan (cause efficiente) choisit la meilleure matière (cause matérielle) à laquelle il donne la meilleure forme (cause formelle) pour atteindre le but visé (cause finale) à travers l’objet produit. Il parait alors évident que des quatre causes, la dernière -la cause finale- est la raison des trois autres. Aussi lorsqu’il s’agira pour Socrate de définir ce qu’est un lit au livre VII de La République, la définition sera renvoyée à l’usage. Dès lors "être" c’est "être ouvert à un usage" et "savoir" c’est"savoir user".

De la sorte nous ne voyons jamais par et dans l’objet, l’objet lui-même mais la fin qu’il nous permet d’atteindre. Telle est la conclusion à laquelle Heidegger nous amène. L’usuel, l’objet dont nous nous servons, disparait dans l’usage que nous en faisons ; non pas simplement à force d’usure mais parce que ce que ce nous voyons à travers eux, ce sont les buts que nous cherchons à atteindre. L’analyse de Heidegger s’applique aussi bien aux objets nés de l’artifice humain qu’aux objets de la nature, dès lors que nous en faisons usage. Il y a ainsi et par exemple plusieurs façons de se rapporter à un papillon. Le scientifique le verra comme le représentant de telle ou telle espèce, le collectionneur comme l’élément manquant de sa collection, l’agriculteur comme le signe de la bonne ou de la mauvaise santé de sa production etc. Mais dans tous ces cas, aucun ne voit le papillon pour ce qu’il est. Puisque l’objet étant intégré dans le réseau des finalités de nos préoccupations quotidiennes, chacun le perçoit selon un regard intéressé qui est le sien et à travers lequel le papillon en son être nous échappe. De même le monument dont nous faisons un usage quotidien, finit par ne plus être perçu, par ne plus apparaitre. C’est alors en le masquant, en le faisant disparaitre purement et simplement, qu’il nous réapparait pour ce qu’il est. Ainsi rendu indisponible à nos préoccupations, c’est par son absence, qu’il se fait remarquer. C’est en le recouvrant que Christo nous fait apparaitre l’Arc de Triomphe.