L’ennui profond

Qu’il soit incidemment et par accident tombé sur nous ou qu’il soit délibérément choisi, l’ennui –dans les deux formes précédemment exposées- finit toujours par nous quitter dès lors que le train finit par rejoindre la gare ou que prend fin l’invitation à laquelle nous avions volontairement consenti. Si ces deux formes d’ennui sont tel un grain de sable qui s’insinue et vient gripper le réseau de nos finalités, la panne qu’ils provoquent reste momentanée et elle finit toujours par se résoudre indépendamment des efforts que nous pouvons déployer pour la supporter. En revanche, ce que ces deux formes d’ennui factuel et mondain dissimulent c’est que de prime abord et le plus souvent nous nous ennuyions même sans aucune cause d’ennui ; ils dissimulent un ennui premier et essentiel, bref un ennui fondamental, qui constituerait selon Pascal le fond même de l’existence humaine :

« Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. » Les pensées Laf. 136, Sel. 168.

Cette théorie d’un ennui fondamental auquel l’homme serait assujetti, trouve chez Pascal, son origine dans le statut de l’homme entendu comme « roi dépossédé. » Statut qui révèle la double nature de l’homme, sa misère et sa grandeur. L’idée que l’homme soit un roi dépossédé, renvoie au mythe adamique du paradis perdu, à l’exil hors du jardin d’Eden par le péché adamique. Et cette double nature tient au fait que si l’homme a été créé à l’image de Dieu ; par le péché adamique, il a perdu toute ressemblance à cet original dont il ne garde que la nostalgique mémoire. Aussi pour Pascal, si le fond de l’existence humaine est ennui et malheur c’est que cet ennui profond vient de la conscience que nous avons de la vacuité de notre existence. Nous venons du néant et nous y retournons dans un espace et un temps qui n’ont ni début ni fin. Cernés de deux infinis, nous sentons que nous ne sommes là pour rien ; frappé de déréliction, l’existence humaine est dans son fond, tragique au sens moderne du terme tel que Deleuze définit cette modernité tragique. L’homme erre sur la ligne droite et infinie du temps. Nul retour possible à un paradis perdu, nul accomplissement possible de ce que Kant nommerait le « règne des fins » désignant l’accomplissement du suprasensible dans le sensible, de l’idéal dans l’effectif ; un règne des fins où s’accomplirait l’union de la morale et du bonheur. Toutes ces problématiques de l’ennui, du temps, de la vacuité et ce que nous verrons être, le divertissement font écho au livre de l’Ancien Testament, L’Ecclésiaste et à sa phrase inaugurale : « Vanité des vanités, disait Qohélet ; vanité des vanités ; tout est vanité et pâture de vent. » L’homme est dans le monde comme Qohélet dans le sien. « Rien de nouveau sous le soleil » nous dit encore un autre verset du même livre. Cela signifie qu’au regard de l’éternité toute nouveauté apparait comme déjà très ancienne, et comme le dit Alfred de Musset : « je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. » Nous errons sur une ligne du temps où le temps même s’abolit du fait qu’aucun présent n’est par lui-même ni remarquable, ni différenciable d’aucun autre moment du temps, et que tout avenir est toujours-déjà par lui-même frappé d’obsolescence. Dans l’ennui profond, « il n’y a ni seulement présent, ni seulement passé, ni seulement avenir, et tout aussi peu ceux-ci additionnés –mais leur unité inarticulée, dans la simplicité de cette unité qui est leur horizon. » Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p224. La ligne du temps sur laquelle nous jette l’ennui interdit toute idée de progrès et par là-même l’accomplissement d’un paradis terrestre, l’espérance d’un règne des fins.

Le divertissement

Saisi d’effroi à la conscience de sa propre condition, à la conscience de sa propre finitude et de son ennui profond, l’homme n’a d’autres choix que de se divertir, il s’affaire en vue de l’affairement même. Se divertir consiste, à la lettre, à faire diversion, à se détourner de sa misérable condition d’être mortel, à se détourner d’une existence frappée du sceau de la vacuité. Ainsi cette disposition naturelle à l’ennui nous pousse presque mécaniquement, si ce n’est naturellement, à chercher le bonheur en dehors de nous-mêmes dans le monde extérieur, dans l’affairement aux affaires courantes, bref dans l’action. Voilà précisément ce que Pascal nomme le divertissement. Dans le seul but d’oublier sa condition présente, l’homme se divertit, il se met en quête infinie de possessions, non pas pour posséder toujours plus mais pour être sans cesse en quête ; sans autre but que la quête elle-même. Toutes les activités humaines de la plus frivole à la plus sérieuse se trouvent ainsi réduites au rôle de divertissement, de passe temps, bref de vanité. Et là encore rien n’échappe à l’ennui ou à la vanité dans le livre de L’Ecclésiaste où Qohelet va précisément passer en revu la vie, la mort, le savoir, l’amour, le pouvoir, les biens, les maux etc. « Le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. » (217) Par le divertissement, l’homme va son chemin sans en avoir conscience, il s’affaire en vue de l’affairement même et pour lui alors « la chasse est plus importante que la prise. » Le divertissement qui consiste dans une fuite en avant de soi pourrait être apparenté à un acte de « mauvaise foi » selon la définition que Sartre en donnait sous l’espèce de la figure du salaud. Le salaud étant celui qui s’étourdit et fait semblant –et se défaussant sans cesse- il est celui qui joue un rôle sans jamais être lui-même présent à la situation présente. Bref Il se ment à lui-même.

Si le divertissement ne nous sauve pas de l’ennui, il est toujours possible –à l’inverse de l’affairement dans le monde extérieur- de s’adonner à une démarche introspective afin de chercher le salut à l’intérieur de soi. Mais si l’on tente de s’approcher d’un « moi », son inconstance, sa vanité et sa contingence le rendent insaisissable. « Il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. » De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, p. 417 A la différence du cogito cartésien, le moi n’est pas substance, transparent à lui-même et saisissable d’une seule vue dans son identité constante ; et s’il est effectivement, le moi pour Pascal demeure insaisissable et par le corps et par l’âme. « Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. » Pensées, Laf .688, Sel. 567. Il n’y a donc pas d’identité substantielle du moi vers lesquelles convergeraient en une unité les diverses et variables qualités que l’on pourrait lui attribuer. Qu’il n’y ait rien d’une personne au delà de ses qualités perçues, pourrait paraitre anticiper les thèses de Berkeley sur la substance et la perception dont le principe se résumerait en ceci : « Exister c’est être perçu et percevoir c’est exister ». Selon un tel principe, Berkeley nie qu’il y ait une réalité substantielle comme substrat permanant de ce qui se manifeste puisqu’une chose n’est qu’autant qu’elle perçue. S’il n’y a que des qualités sensibles et rien au-delà –comme une substance jouant le rôle de support ou de substrat à ces qualités- alors il n’y a plus ni sujet ni objet. De telle sorte que la chaleur n’est pas plus dans le feu que la piqure dans l’épingle dans la mesure où ni le feu ni l’épingle n’existent. Ce sont des êtres de raison ou de fiction et non des sujets d’inhérence doués de qualités sensibles. Seules les qualités sensibles existent. Et c’est par abus de langage que nous les rapportons à l’unité fictionnelle d’un sujet. Ainsi il n’y a pas sous ce qui se sent, se voit, se touche des qualités premières c’est-à-dire une substance étendue à l’unité de laquelle devraient être ramenées toutes les qualités secondes ou sensibles. Il n’y a que du perçu et rien au-delà. Il n’y aurait donc pas de cire, pour reprendre l’analyse cartésienne de la seconde méditation métaphysique, mais seulement du rouge ou du jaune, de la chaleur ou de la froideur, de la dureté ou de la mollesse… Remarquons toutefois que dans sa célèbre analyse du morceau de cire, Descartes ne renvoie pas l’unité de la cire à travers ses changements à l’unité d’une substance mais à l’unité de la conscience. C’est parce que je suis continuellement présent aux changements que j’observe que je peux dire que c’est la même chose qui change. Mais cette inhérence de la conscience aux changements perçus suppose l’unité substantielle du cogito. Unité que Pascal semble refuser. De fait, ni le divertissement ni l’introspection ne peuvent nous sauver de l’ennui n’étant chacune qu’illusion d’une quête infinie au cours desquelles nous nous éloignons de nous-mêmes et du temps présent.

L’impossibilité du bonheur

« Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » Les pensées Laf. 622, Sel. 515

« Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quant on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui de son autorité privé, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin » Les pensées 205.

« Tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre. »

Toutes ces citations nous montrent en définitive que le divertissement est en ceci paradoxal, qu’il est en même temps ce qui nous garde de l’ennui –sans pour autant nous en sauver- et ce qui nous éloigne du bonheur.

Si l’ennui nous incline mécaniquement, voire naturellement, au divertissement alors le bonheur se donne comme un simple idéal de l’imagination ; accessible en droit mais inaccessible en fait. Nous jetant dans l’incapacité d’être au repos et dans l’incapacité d’être dans le présent –en même temps que présent à nous-mêmes - le divertissement interdit de fait toute possibilité du bonheur. Comment pourrions-nous être heureux si ce n’est dans le temps présent ? Avoir été heureux, c’est ne l’être plus ; espérer l’être, c’est courir le risque de ne l’être jamais. Mais encore faudrait-il pouvoir donner une définition de ce qu’est le bonheur d’un point de vue philosophique. L’idée de bonheur chez Pascal reste fidèle à la définition qu’Aristote pouvait en donner à travers la doctrine du souverain bien c’est-à-dire une fin qui ne serait recherchée qu’en vue d’elle-même. De toutes les fins poursuivies par l’homme, le bonheur est la fin dernière de toutes les activités humaines. « Tous les hommes cherchent d’être heureux. Cela est sans exceptions, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but » nous dit Pascal. Mais cette quête du bonheur, si elle est universelle, elle n’en demeure pas moins irréalisable car nous dit encore Pascal : « Le présent ne nous satisfait jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort. » Et c’est encore au mythe adamique qu’il nous faudra nous référer pour comprendre notre désir de bonheur, notre incapacité à l’obtenir et en même temps entrevoir une éclaircie dans notre morne existence : « Qu’est ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est à dire que par Dieu même. » Si l’homme est à l’image du Dieu, par le péché adamique, il a perdu toute ressemblance à Dieu.

La grâce

A ce state, il est possible de rapprocher l’ennui profond de l’idée médiévale d’acedia qui définit un état d’apathie ou de paresse, un état sans joie, une dépression de l’esprit. Cet état d’acedia compte au nombre des sept péchés capitaux en ce qu’il mène au manque d’espoir ou d’espérance et nous détourne de Dieu. Mais si comme pour les autres péchés capitaux (la gourmandise, la luxure, l’orgueil, l’envie, l’avarice et la colère) l’acedia peut être vaincue par la volonté dans la mesure où elle relève d’une libre disposition de celle-ci, l’ennui –qui lui ne relève pas de notre volonté libre mais de notre nature, de l’état propre de notre complexion- ne peut être ainsi vaincu. De l’ennui, nous ne sortons jamais. La gourmandise, la luxure etc. sont des vices que l’on peut combattre. Indépendant de note libre arbitre, l’ennui ne peut être combattu comme un vice. En cela sans doute il pourrait être rapproché du « spleen » romantique ; objection faite de l’ambigüe complaisance que l’on pourra y déceler, comme lorsque Baudelaire par exemple, en parle comme d’un monstre délicat. Aussi l’homme n’a-t-il d’autre choix que de chercher le bonheur en dehors de soi ; dans le monde extérieur et l’action avec l’assurance de ne pouvoir jamais y parvenir.

Plus surement alors l’ennui serait à rapprocher de la notion mystique de siccitas, qui désigne un état de sécheresse proche de l’état de vide développé par Pascal ou Heidegger. Pour les mystiques comme Saint Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila, cette aridité de l’âme constitue le passage nécessaire pour l’accès au Salut. Aussi, distrait par le divertissement extérieur ou occupé à sa vaine introspection, l’homme n’est plus disponible pour la rencontre avec Dieu : « Le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire par Dieu. » A l’instar des mystiques, l’ennui pour Pascal est une étape qui mène à Dieu. Traverser le néant pour mieux atteindre le divin. Mais si cet état d’ennui est nécessaire à l’accès du divin, nous verrons qu’elle n’est pas pour autant suffisante. L’action dans le monde extérieur et la contemplation intérieure sont capables de distraire l’homme en l’aveuglant momentanément sur sa condition naturelle. Mais parce que ces deux moyens sont inefficaces, l’homme existe nécessairement dans l’ennui. Pour autant cet état d’ennui est aussi le seul susceptible de le mener au Salut. « Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous. » De telle sorte que le bonheur relève d’une mystique de la Grace qui ne dépend pas de nous, ne vient pas de nous mais demeure en nous. Pascal rejoint donc dans une certaine mesure les philosophies traditionnelles du bonheur tout en s’en éloignant. Si c’est bien par l’amour de l’immuable et de l’éternel que l’on accèdera au bonheur, cet amour dépend entièrement de nous. Il est de ma responsabilité de me soucier de moi, de ce qui est éternel en moi c’est-à-dire de l’âme et des vérités éternelles qu’elle possède éternellement même si c’est de prime abord sur le mode de l’oubli. Pour Pascal cet accès ne dépend pas de ma seule volonté mais de la grâce de Dieu. En effet si les jésuites et les jansénistes s’accordent sur la définition de la grâce, ils divergent quant à sa nature. Pour les jésuites, l’homme qui ne succombe pas au péché, obtiendra le salut. Pascal dans la lignée janséniste se montre plus pessimiste. Dieu n’accorde qu’à certain le salut, qui n’est ni une récompense ni le résultat d’une bonne conduite individuelle. Aussi si seul le salut peut nous sauver individuellement de l’ennui, rien –pas même une vie pieuse- ne peut nous garantir de le recevoir. Pour autant l’analyse que mène Heidegger de l’ennui profond, si elle s’apparente aux descriptions qu’en donne Pascal, elle ne nous mène pas aux mêmes conclusions.

Les trois formes d’ennui chez Heidegger : « Etre ennuyé par », « S’ennuyer à » et l’ennui profond en tant que « Cela vous ennui. »

Kant dans la Critique de la raison pure, ramène la métaphysique à ces trois questions essentielles : « Que puis-je savoir ? », « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? ». Ces trois questions se ramènent à une seule : « Qu’est-ce que l’homme ? » C’est pourquoi il s’agira pour Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique d’élucider le statut de l’homme. Peut-on répondre à la question de l’homme en le ramenant à l’histoire des civilisations ? Non, car une telle étude ne nous concerne jamais. Si la civilisation est bien l’expression de notre âme, son étude accède à la représentation de l’homme dans les formes de son expression mais jamais à sa situation concrète dans le monde c’est-à-dire à son Dasein. « Non seulement la philosophie des civilisations ne parvient pas à nous saisir mais elle nous délie de nous-mêmes en nous adjugeant un rôle dans l’histoire universelle ». Et dans ce rôle nous ne sommes jamais nous-mêmes. Il s’agira donc d’apprendre ce qu’il en est de nous à partir d’où nous nous trouvons, à partir de la représentation de notre propre situation. Et cela nous l’apprendrons par l’analyse de la tonalité fondamentale par laquelle nous nous rapportons au monde. L’ennui sera ici cette tonalité fondamentale par laquelle que nous nous trouvons lié à notre Dasein de telle sorte qu’être le Dasein devienne pour nous l’unique lien qui nous engage.

Heidegger établit au cours des chapitres II et III de la première partie des Concepts fondamentaux de la métaphysique les traits caractéristiques et communs à ces deux formes d’ennui que sont l’« être ennuyé par » et « s’ennuyer à » –même si ces traits revêtent des modalités différentes pour chacune de ces deux formes. Le premier trait renvoie au temps par « le fait de trainer en longueur », le second concerne le caractère du « laisser vide ».

Être ennuyé par

Dans l’ennui le temps nous parait long, il traine en longueur, de telle sorte que l’on s’évertue à faire passer le temps –le temps qui nous sépare de l’arrivée du train par exemple- en ménageant un divertissement à l’encontre de l’ennui. Ce passe temps consiste donc à nous amener à une occupation. Mais à vrai dire cette occupation ne nous intéresse nullement, ce à quoi nous sommes occupés dans le « passe-temps » n’a nul intérêt pour nous. Ce qui nous intéresse en revanche c’est le fait d’être occupé en tant que tel. Si nous cherchons à être occupé c’est par ce que l’ennui nous laisse dans un état de vacuité, de « laissés vide ». Lorsque nous sommes occupés à quelque chose nous commerçons avec les choses, nous les travaillons, les aménageons, nous composons avec elles. Aussi nous sommes pris par les choses, étourdis voire –à la lettre- ravis par elles. Nous sommes entièrement auprès de ce qui nous occupe de telle sorte que le temps que nous y consacrons n’est plus là du tout. Nous sommes pris dans le temps des choses de telle sorte que l’état d’être « laissé vide » que provoque l’ennui est supprimé lorsque les choses sont à disposition. Dans l’ennui, bien qu’elles soient là, les choses nous laissent vides parce que précisément elles n’ont rien à offrir. Nous attendons de la gare par exemple de pouvoir l’utiliser en tant que gare, acheter un billet et prendre le train aussitôt. Mais si le train a du retard, la gare qui se trouve là se refuse à nous en tant que gare, elle nous laisse vide dans un temps qui traine en longueur. La gare ne peut être ce qu’elle est aussi longtemps que le train n’est pas là. C’est dans ce fait de n’avoir rien à offrir, de s’absenter tout en étant là, dans ce refus de soi donc, que la gare nous fait attendre, nous laisse vide et in fine nous ennuie. Le fait d’être ennuyé est cet essentiel être trainé en longueur dans l’être laissé vide. La question de l’ennui est donc essentiellement ramenée à la question de l’essence du temps. Quand les choses sont dans leur temps, aussi longtemps que nous les rencontrons dans leur temps, l’ennui fait défaut.

S’ennuyer à

Les deux composantes de la structure de l’ennui sont l’état d’être trainé en longueur par le cours du temps qui tarde à passer et l’état d’être laissé vide par les choses. Nous sommes laissés vides par les choses non pas parce qu’elles sont absentes mais parce qu’elles ont une façon particulière de se trouver là. Elles nous refusent quelque chose que nous attendons spontanément d’elles. Ces deux composantes se perçoivent aisément dans le fait d’être ennuyé par, mais devienne plus obscure lorsque l’on se trouve dans la situation de s’ennuyer à. Cette situation nous l’avions décrite sous la forme d’une invitation à laquelle nous avons répondu. Dans une telle situation, le passe temps correspond précisément à l’invitation toute entière. Mais si l’invitation toute entière est devenue le passe temps quel est alors l’élément ennuyeux par lequel nous sommes ennuyés ? Dans la première forme d’ennui nous avons un élément ennuyeux déterminé (la gare qui ne fonctionne pas comme une gare) dans la seconde forme nous avons un élément indéterminé qui nous ennuie, « un je ne sais quoi ». Dans l’ennui à, nous jouons notre rôle en étant de la partie pour ainsi dire, en nous prêtant aux jeux des mondanités. Mais en jouant ainsi notre rôle nous nous trouvons loin de nous, nous nous échappons de nous-mêmes en nous échappant de nos préoccupations quotidiennes ; et dans cet abandon de nous-mêmes, à travers le rôle que nous consentons à jouer, nous sommes laissés vides.

En ce qui concerne l’état d’être trainé en longueur, la question demeure difficile puisque le temps de la soirée n’est pas un temps subit mais choisi. Nous nous sommes donnés le temps d’honorer l’invitation. Or précisément, le temps nous abandonne entièrement à nous-mêmes en nous laissant entièrement participer à l’invitation. Le temps que l’on se donne est le temps figé d’une scène et découpé du temps usuel –durant laquelle nous jouons notre rôle qui est ici aussi celui du passe temps. Nous découpons en quelque sorte notre temps de notre temps et, de nous-mêmes, amenons le temps à s’arrêter pour devenir un unique maintenant dilaté sur la durée du temps de la soirée. Ce n’est pas ici dans cette seconde forme d’ennui, le temps qui tarde à passer mais le temps qui s’arrête. Ce temps arrêté qui se délit de notre propre passé et de notre propre avenir bref de ce par quoi de prime abord et le plus souvent nous sommes préoccupés, c’est ce que nous sommes nous-mêmes, notre nous-mêmes absent tant qu’il est abandonné de sa provenance et de son avenir. Le temps ainsi arrêté nous assigne, nous met en demeure, il est alors l’élément de l’ennui. C’est donc le temps qui est ici encore l’essence unitaire de la double structure de l’ennui : être trainé en longueur et être laissé vide. Mais ici l’ennui provient de l’être temporel du Dasein qui désigne l’être-là c’est à dire notre manière d’être au monde dans le temps. Dans la première figure de l’ennui, l’ennui provient du fait que chaque chose a son temps, dans cette seconde figure, l’ennui est déjà plus profond dans la mesure où il provient du Dasein lui-même et de sa propre temporalité. L’élément qui ennui dans cette seconde forme, ne vient pas de l’extérieur, il s’élève du Dasein lui-même à l’occasion d’une situation donnée. Mais même s’il gagne en profondeur, c’est bien parce qu’il provient d’une occasion donnée que nous n’avons pas encore atteint l’ennui profond.

L’ennui profond comme cela vous ennuie.

Dans l’enquête menée par Heidegger de l’ennuyer par à l’ennuyer à, l’ennui devient de plus en plus profond venant –dans sa seconde figure- de la temporalité du Dasein lui-même. Il nous faut maintenant chercher l’ennui dans sa profondeur même, afin de le déterminer comme tonalité fondamentale de notre être au monde indépendamment de toutes occasions extérieures.

Mais si nous revenons maintenant à la citation de Pascal par laquelle nous sommes entrés dans la notion d’ennui profond : s’ennuyer même sans aucune cause d’ennui, une question essentielle demande à être élucidée. Qu’est ce qu’une chose qui ne saurait être causée par aucune autre ? Ce qui n’a pas de cause, s’il peut-être imaginable, peut-il être pour autant effectif ? Qu’est ce qu’une chose, donc, qui n’ayant nulle cause, ne viendrait de rien ? Comme le rappelle Descartes dans les Méditations métaphysiques, « ex nihilo, nihil fit », de rien, rien d’advient. Aussi ce qui est sans cause assignable n’est rien, il est néant pur et simple. Mais qu’est ce qui est au juste anéanti dans l’ennui ? Est-ce le monde ou est-ce le sujet ?

Cet ennui profond, Heidegger l’exprime sous la forme d’un « cela vous ennui », expression dont il s’agirait maintenant d’éclaircir le sens grammatical. Le cela exprime un impersonnel au même titre que l’impersonnel que nous exprimons lorsque nous disons « il pleut », « il fait beau » etc. Il désigne l’indéterminé, l’inconnu qui ennuie, et plus précisément dans cette quête de l’ennui profond, il désigne le propre soi-même laissé en plan hors de son histoire, de sa profession, de sa position sociale, bref de tout ce qui le caractérise dans sa quotidienneté. Dans le à vous, maintenant, il faut comprendre le vous comme un pronom purement impersonnel, un vous par lequel on se distancie de soi comme on peut le comprendre dans l’expression « cela vous tue un homme ».

Dans un tel ennui profond il n’y a plus de passe temps dans la mesure où je suis l’ennui, écrasé par sa puissance. Le « cela vous ennui » a en lui le caractère de rendre manifeste ce qu’il en est de nous. « Dans le premier cas d’ennui, des efforts sont fournis pour que le passe temps crie plus fort que l’ennui (afin que l’on n’ait pas à écouter celui-ci), et tant dis que, dans le deuxième cas, la marque décisive, c’est ne pas vouloir écouter, nous sommes à présent contraint d’écouter. Le « cela vous ennui » nous a déplacé dans un domaine où la personne particulière, le sujet individuel public, ne maitrise plus la puissance. » Face à la puissance de l’ennui nous sommes démunis. Le vide, l’état d’être laissé vide dans cet ennui, est là où en tant que nous sommes cette personne nous ne voulons rien de l’étant précis de la situation précise dans laquelle nous nous trouvons. La situation, et nous-mêmes, devenons indifférents. Comme dans les deux premières figures de l’ennui, l’étant en entier ne disparait pas, il se montre comme tel en entier dans son indifférence. Le vide consiste alors en l’indifférence qui en entier entoure l’étant. Nous avons vu que l’ennui entretenait dans chacune de ses formes une dépendance spécifique à l’égard du temps : le fait d’être retenu par le cours du temps qui tarde à passer ; le fait d’être mis en demeure par le temps qui s’arrête ; et enfin dans sa troisième forme le temps constitue l’horizon qui enserre la totalité de l’étant et à partir duquel celui-ci se dévoile dans sa totalité. Dans l’ennui profond l’étant dans sa totalité se refuse à nos possibilités et le soi-même se retrouve face à lui-même comme ce qui est là et qui a à assumer son Dasein, son être-là, son être au monde. Le Dasein est partout et n’a pourtant goût d’être nulle part, il est convoqué par l’horizon du temps qui enserre l’étant dans sa totalité mais qui du même coup se présente comme l’élément qui rend possible. Indifférent à tout, le Dasein se découvre dans ses possibilités, décidé à agir ici et maintenant dans telle ou telle perspective essentielle choisie de lui-même ; il se découvre ainsi dans sa liberté. Le Dasein qui dans l’ensemble de ses possibilités se décide d’être, détermine l’instant dans l’horizon du temps. L’ennui force le Dasein à entrer dans l’instant comme possibilité véritable de son existence et cette existence n’est possible que si l’étant en entier se refuse dans l’horizon du temps.

L’ennui ne s’intéresse à rien, il se désintéresse de tout. Tout ce qui est –en tant que tout- cela ne me concerne pas, ni n’est pour moi ; il n’en va pas de moi dans tout ce qui, ici, est. Dans l’ennui tout se vaut, tout s’égalise. L’ennui se retire de tout intérêt et se dégageant de tout, il laisse vide sa place au milieu de tout, il n’y est pour rien ni pour personne. Ce n’est pas tant le monde qui se retire mais le sujet qui se retire du monde comme on se retire d’une affaire, comme on retire ses fonds d’une banque, comme on retire son épingle du jeu. Indifférent à toute différence. Mais c’est dans ce retrait que l’homme peut exister véritablement en donnant un sens résolu à son existence en tant qu’être au monde dans son ipséité. De prime abord et le plus souvent le Dasein –l’être pour qui il y va de son être même- n’existe pas en mode propre mais sur le mode impropre du « on » de telle sorte que n’importe qui puisse prendre sa place. Dans le « on » il n’est pas celui dans la mise en jeu duquel il y va de son être même. Par la tonalité fondamentale que représente l’ennui, le Dasein n’est pas un étant quelconque dans le monde, mais il est au monde, et par cet être au monde qui le caractérise, le Dasein devient l’étant par l’ipséité duquel –dans l’instant de sa résolution- quelque chose comme un monde s’ouvre. C’est pourquoi on peut dire que le Dasein est configurateur de monde à la différence de la pierre qui est sans monde et de l’animal qui est pauvre en monde en ce sens qu’il n’appréhende pas l’étant dans ce retrait que produit la stupeur de l’ennui. La tonalité fondamentale qu’est l’ennui profond permet alors de mettre à distance et de dépasser l’étant vers son être, un tel dépassement constituant le phénomène de la transcendance à partir de laquelle doit se penser la liberté et la possibilité du monde.

Bien que les traits caractéristiques de l’ennui profond soient identiques chez Pascal et Heidegger, l’ennui, tel qu’il est développé par Heidegger fait droit au mot de Hölderlin : « Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve », là où chez Pascal rien ne saurait nous sauver de l’ennui.