Le principe de la philosophie de Berkeley pourrait être celui-ci : "Exister c’est être perçu et percevoir c’est exister".
Sous un tel principe c’est la notion de matière comme substrat de toute réalité qui est remise en cause. Pour comprendre cette conséquence, il faut d’abord revenir à l’idée de matière, de ce qu’est la matière.
La notion de matière renvoie à l’idée d’extériorité. La matière pour Kant par exemple est ce qui se donne à la sensibilité passive du sujet, à ses formes pures, a priori et transcendantales d’espace et de temps.
La matière renvoie aussi à l’idée de réalité. Elle a été le plus souvent comprise comme l’élément ultime de toute réalité. Si tout n’est d’abord que matière, chaque objet réel n’est qu’une certaine disposition de cette matière dont tout est composé. Mais si la matière est ce qui compose tout et que nous cherchons à connaître la composition de toute chose, alors la matière elle-même doit être composée de quelque chose d’autre qu’elle-même. De quoi la matière est elle composée ? Telle sera la question de la métaphysique que Bachelard dénoncera comme un parti pris philosophique. Selon cette exigence d’unification de la matière comme méta-matière constitutive de toute chose, les épicuriens poseront l’idée de l’atome comme élément matériel ultime de toute réalité, les physiologues grecs antiques ramèneront toute réalité matérielle aux cinq éléments premiers et fondamentaux : l’eau, l’air, la terre, le feu, l’éther dont les qualités se composant composent toute matière.
De même Platon dans le Timée posera l’hypothèse d’une matière anhypothétique, universelle et première lorsqu’il nous dit : " Si l’empreinte doit être diverse et présenter à l’oeil cette diversité sous tous ses aspects, l’entité en quoi vient se déposer cette empreinte ne saurait être convenablement disposée que si elle est absolument dépourvue des formes de toutes les espèces de choses qu’elle est susceptible de recevoir par allieurs." La matière est donc présentée par Platon comme un support indéterminé de formes déterminées et déterminantes qui ne présentent aucune qualité propre puisqu’elle n’est que le réceptacle universel qui se diversifie en une multitude de corps. Tel est donc pour Bachelard le parti pris philosophique sur la matière, qui consiste à considérer la matière comme réalité ultime et fond unifiant du divers matériel et réel. La matière philosophique en deça de toute matérialité concrète est ce qui est sans forme, sans qualité, sans détermination.
Cette entité indéterminée comme substrat universel à toute détermination de chose que cherchait Platon, c’est Aristote qui en donnera une définition consistante à travers la notion de Substance.
" Substance, nous dit Aristote au livre Delta de la Métaphysique, se dit des corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau et toutes choses analogues en général, des corps et de leurs composés, tant des animaux que des êtres divins ; et enfin des parties de ces corps. Toutes ces choses sont appelées substances parce qu’elles ne sont pas prédicats d’un sujet, mais que, au contraire, les autres choses sont prédiquées d’elles."
La matière devient donc sujet ultime -ultime en tant qu’il ne peut être prédiqué d’aucun autre sujet- en même temps logique et ontologique. Avec la notion de substance prise comme sujet, la logique rejoint l’ontologie.

Cette idée de matière comprise comme substance -sur laquelle et contre laquelle il y aurait tant à dire- Berkeley la remet en cause. En effet si pour Berkeley, exister c’est être perçu et percevoir c’est exister, alors il nie qu’il y ait de la matière c’est à dire de la substance comme substrat permanent de ce qui se manifeste. Nous ne voyons que des qualités qui ne sont inhérentes à aucune substance revendiquant leur permanence dans le temps. Il n’y a pas de substance qui soit le support d’inhérence des qualités sensibles perçues qui s’y maintiendraient lors même qu’elles ne seraient pas perçues. Puisque une chose n’est qu’autant qu’elle est perçue.
Pour autant les choses ne disparaissent pas dès lors qu’elles ne sont plus perçues. De même les choses existent déjà alors même qu’elles ne sont pas encore perçues. En vertu de quoi puisque Berkley nie la notion de substance comme substrat permanent des qualités sensibles perçues dans lequel celles-ci se maintiendraient ?
Dieu qui perçoit tout fait tout exister. Parce qu’il perçoit tout, c’est Dieu qui fait être ce que nous ne percevons plus ou que nous ne percevons pas encore. Berkeley fait l’économie de la notion de substance mais transpose toutes ses propriétés à Dieu. Celà étant nous n’avons plus besoin de recourir à la notion de substance pour penser le réel. S’il n’y a plus de substances, il n’y a que des qualités sensibles. De telle sorte, la chaleur n’est pas plus dans le feu que la picure dans l’épingle, dans la mesure où ni le feu ni l’épingle n’existent. Ce sont des objets de raison ou de fiction et non des sujets d’inhérence doués de qualités sensibles. Seules les qualités sensibles existent. Et c’est par abus de langage que nous les rapportons à l’unité fictionnelle d’un sujet. Ainsi il n’y a pas sous ce qui se sent se voit et se donne, comme le pensait Descartes, des qualités premières, une substance étendue à l’unité et à la permanence de laquelle devraient être ramenées toutes les qualités secondes ou sensibles. Il n’y a que du perçu et rien au-delà. Il n’y a donc pas de cire mais seulement du rouge ou du jaune, de la chaleur, de la dureé ou de la mollesse... Et sans l’hypothèse d’un Dieu omniscient, rien ne serait s’il n’était perçu.
Pour finir il nous faut remarquer qu’en niant la notion de substance, Berkeley nie en même temps, de toute possibilité de vérité et de fausseté. Une chose n’est dite vraie ou fausse qu’au regard de l’inhérence d’une qualité au sujet auquel elle est attribuée. Si je dis de Socrate qu’il est homme cela n’est vrai ou faux qu’eu égard à l’être même de Socrate déterminé par la substance. Mais là c’est une autre histoire, celle de la logique et du nominalisme.