L’attitude naturelle nous pousse à considérer le temps à partir des événements qui s’y déroulent, comme un cadre objectif, immuable et absolu, découpé en heures, minutes, secondes… Nous considérons faussement le temps comme quelque chose qui nous précède, quelque chose dans lequel nous naissons et nous mourrons, sans voir ni comprendre que nous sommes le temps ; que nous sommes ce sans quoi le temps n’existerait pas. En effet, quand j’écoute un morceau de musique, le morceau n’est pas tout entier donné d’un coup, disponible là dans le monde. Je ne le perçois que parce que je le constitue, l’instant de la note jouée n’a de sens que parce que ma conscience est capable de raccorder cet instant à l’instant de la note qui n’est déjà plus, dans l’attention de celui qui n’est pas encore. Et c’est le sens même des choses qui naît alors, par cette capacité de la conscience à faire tenir ensemble tous les instants (ce qui est, ce qui n’est déjà plus et ce qui n’est pas encore) dans ce qui devient ainsi le temps. Le présent n’est alors –grâce à la conscience percevante- que la coprésence virtuelle du passé, du présent et du futur. Aussi, au-delà de la constitution du temps, c’est le moi lui-même qui se constitue, ce moi dont j’ai conscience et qui dure dans le temps non pas comme une chose toujours déjà-là et éternellement donnée, mais comme un acte de conscience toujours présent à soi à mesure qu’il se fait en faisant naître le temps. Ce qui se constitue donc, c’est le moi empirique dont parle Kant dans la Critique de la raison pure, par l’acte de synthèse du sujet "transcendantal" capable de ramener une multitude à l’unité, d’une multitude d’états de consciences on passe à l’unité de la conscience -au double sens du génitif- mais c’est une unité non réifiée comme l’a à tord, pensé Descartes.

Dans ce processus normal de la conscience constituée en "moi empirique" par la conscience constituante ou "je transcendantal", peuvent survenir des anomalies c’est à dire des ratés dans la loi du processus de constitution. Un état dépressif par exemple plonge le sujet dans une sorte d’apathie, une incapacité à se projeter. Il lui est impossible de ressentir les affects normaux qui nous lient en général au monde. Tout lui devient étranger, vide de sens. Le sujet se vit dans un présent vide dans lequel sombre la conscience de soi. Un présent dans lequel le moi se dissout dans sa propre incapacité à produire du sens qui elle-même provient de l’incapacité à constituer l’ordre de la temporalité. La nécessité apparaît alors pour le sujet de produire des rites et des rituels par un certain agencement de son environnement, une organisation du monde extérieur qui ne fait plus sens pour lui. Le vide produit par la déchirure du tissu temporel est comblé par les rythmes des rites et des rituels, par une mécanique à vide du corps qui se donne artificiellement du sens en faisant fonctionner le réel. Ainsi la vie du sujet dépressif est rythmée par quelques éléments immuables comme le lever et le coucher du soleil, les repas qui sont servis aux mêmes heures etc. Et dans ces rythmes encore faut-il pour s’approprier un peu plus le réel, insérer des rythmes plus infimes et plus personnels, plus fin et sans doute plus névrotiques.

Aussi la conscience réfléchie -conscience que nous avons conscience- et qui nous caractérise voire, nous définit, nous rappelle que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes et que nous avons besoin de l’autre –c’est à dire du tout autre- d’une altérité, d’un monde ou d’une extériorité à mettre en ordre pour exister comme proprement humain c’est à dire comme prescripteur de sens. Or il apparaît que nos sociétés contemporaines nous plongent dans un environnement médiatique, visuel et sonore toujours plus annihilant, opérant une autre forme d’enfermement ; enfermement dans la vitesse, l’accumulation indéfinie de biens et l’insatisfaction des désirs. Les modes de consommation qui sont nos modes modernes d’être et de paraître imposent leur temporalité propre. Une temporalité de l’éphémère où tout passe dès l’instant qu’il est apparu. Le temps de nos sociétés impose l’amnésie, disloque le « moi » et la conscience de soi et au-delà annule le monde commun c’est à dire la culture. L’époque contemporaine se caractérise par la confiscation du corps propre ; confisqué par le médecin qui le substitue à des grandeurs et des quantités analysables mais opaques, par le législateur ensuite (mariage, famille, procréation...) et dans une moindre mesure par les courants de modes, les impératifs de l’air du temps etc. C’est pourquoi il est impératif de se faire un corps, de faire corps, se donner un corps. Le corps qui par ses mouvements naturels ou artificiels aménage un monde, donne du sens à ce qui n’en a pas, articule en les conjuguant extériorité et intériorité. Car comme le remarque Nietzsche, « On s’étonne de la conscience, mais l’étonnant c’est le corps ». Le corps qui par ses rythmes propres –des battements du cœur aux rythmes des menstrues- conjugue le singulier à l’universel, le moi au monde. Par le corps le « je » s’inscrit dans le rythme universel des choses, devenant cosmique, il fait sens dans le monde, par sa manière propre d’être au monde. Au-delà d’une égologie de la conscience se constitue une écologie du corps propre conjugué aux corps du monde extérieur avec lesquels il harmonise ses propres rythmes.