En métaphysique comme en toute science est tenu pour vrai ce qui peut être démontré. Démontrer consiste à fonder l’apparence pour la connaitre avec certitude, ramener ce qui se montre à son fondement pour le connaitre certainement. Le fondement est ce qui rend raison d’une chose mais qui diffère en nature de ce dont il rend raison. Il est l’unité d’une multiplicité, la nécessité du contingent, l’être du devenir. Il est sans doute insuffisant de définir la vérité comme adaequatio rei et intellectus car cela suppose que nous possédions une précompréhension de l’objet qui puisse supporter l’épreuve de la conformité. C’est donc dans la pensée que se trouve le fondement de la vérité. Or le sensible nous met en rapport avec une extériorité toujours multiple, contingente et en devenir. De fait la vérité et le sensible s’excluent mutuellement. Certes il est possible d’affirmer que la sensation ne se trompe jamais dans la mesure où il est vrai que "je sens ce que je sens." Est-il alors possible de passer de la valeur existentielle de la sensation à une valeur épistémologique ; de la question du fait : "cela est" à la question de droit : "comment cela est" ? Autrement dit, de passer de la connaissance de l’effet senti à la connaissance adéquate de la cause ?

S’il est vrai comme l’affirme Deleuze dans la conclusion de Différence et répétition que l’on peut attribuer à Platon la paternité de la métaphysique par la distinction entre l’intelligible et le sensible, l’essence et l’apparence, il est insuffisant de définir le platonisme par cette distinction. Le rapport entre la chose et l’idée, le sensible et l’intelligible, l’apparence et l’essence est conçu à partir du rapport modèle/copie comme l’atteste l’exemple du lit au livre X de La République. Or la copie n’est pas qu’une simple apparence, elle entretient un rapport intérieur spirituel, noologique et ontologique avec le modèle et permet alors d’établir une autre distinction qui est celle de la copie et du simulacre. Dans le monde sensible il s’agit donc de distinguer l’apparence apollinienne bien fondée du simulacre qui ne respecte pas plus le fondement que le fondé. "Nous avons l’habitude d’admettre une idée et une seule qui embrasse la totalité des choses auxquelles nous donnons le même nom" nous dit Platon au livre X de La République, et nous pouvons en conclure que c’est le rapport entre l’apparence et l’idée qui fonde le rapport entre le nom et la chose, donc la vérité. Or l’idée n’est pas immédiatement perçue dans la chose sensible. Qu’est ce qu’un lit ? Ce qui sert à dormir. L’usage définit donc l’idée ou l’essence. "Etre" c’est être ouvert à un usage. Le lit du charpentier produit conformément à l’usage, qui participe donc à l’idée du lit, se distingue du lit en peinture qui n’entretient aucun rapport avec l’idée puisque jamais il ne servira à dormir. Ce n’est donc pas par la perception sensible du lit que nous pouvons savoir ce qu’est un lit. "Savoir" revient à savoir user, l’usage définit l’eidos. Or Heidegger montre au §16 de Etre et Temps qu’un des traits fondamental du phénomène du type de l’usuel est de rester inapparent aussi longtemps qu’il se trouve en usage. L’outil, l’ustensile restent inaperçus tant que leur bon fonctionnement les soustrait à l’attention. Ainsi ce qui est en usage -l’outil, "l’util" ou l’ustensile- disparait dans son usage. Ce que nous percevons, c’est l’utilité à l’œuvre, la finalité de l’ustensile mais jamais l’outil lui-même. L’ustensile est par essence frappé d’un déficit phénoménologique. Ce que je perçois ce n’est jamais la chose elle-même ou "la chose-même", mais son idée, son utilité, ce à quoi elle sert, ce pour quoi elle est produite. Seule la panne nous la fait apparaitre. L’objet technique par la panne nous surprend, arrête le réseau des finalités, fait obstacle à notre rapport préoccupé et intéressé au monde et par-là même apparaît et se dévoile comme le montre Heidegger à travers l’analyse du tableau de Van Gogh, Les vieux souliers dans L’origine de l’œuvre d’art. Il y a donc une distinction entre la perception sensible d’une chose et la perception intellectuelle de son idée. Si l’on retrouve ce discrédit du sensible chez Descartes dès la première des Méditations métaphysiques à travers la méthode du doute mais surtout à partir de l’analyse du morceau de cire de la seconde méditation, celui-ci est moins radical sans doute qu’il ne l’est chez Platon. Comme le montre la dialectique de l’amour dans Le banquet, il est possible en effet pour Platon d’accéder à l’intelligible par le sensible en passant de l’amour du beau corps charnel hic et nunc à l’amour du beau en soi dès lors que l’on sait que ce n’est pas ce beau corps que l’on aime en vérité mais l’idée du beau à laquelle ce beau corps participe. Descartes en revanche établit une distinction réelle entre la perception sensible et la perception intellectuelle. L’analyse du morceau de cire de la seconde des Méditations métaphysiques nous montre que les sens ne perçoivent de la cire que du changement et pourtant nous pouvons affirmer que c’est la même cire qui change ou plutôt, la même cire qui demeure sous ses changements qualitatifs. Ce n’est donc pas par la perception sensible mais par une inspection de l’esprit que nous percevons la cire. Ainsi Descartes affirmera que ce n’est pas le corps qui perçoit mais l’esprit. Nous en conclurons que ce qui est, ni ne se sent ni ne se voit ni ne se touche ; ce qui se voit, se sent, se touche, n’est pas. Si la cire existe elle est substance, et l’extension est son attribut principal. Par quoi Descartes qualifie les corps de substance étendue aux §52 et 53 de la première partie des Principes de la philosophie. En réduisant la réalité extérieure à la pensée à de la substance étendue, Descartes ouvre la voie à une physique mathématique, une connaissance de la nature (phusis) à travers le langage mathématique, ce qui était pour Platon ou Aristote impossible. En effet pour Aristote, les objets mathématiques sont d’un genre différent des objets de la physique ou de la nature. Ils sont en mathématique, immuables et séparés ; mobiles et non séparés en physique. Il ne peut donc exister de physique mathématique c’est à dire de connaissance de la nature par les mathématiques, la nature qualitative ne peut entrer dans l’idéalité quantitative mathématique. Ainsi Platon pourra-t-il affirmer dans La République que "les mathématiques rêvent autour de l’être." C’est pourquoi pour Aristote ce ne sont pas les mathématiques mais le syllogisme des Secondes Analytiques qui est seule capable de produire des propositions vraies concernant la réalité ou l’être individuel concret, le tode ti. La vérité s’énonce dans la conclusion d’un raisonnement déductif ou syllogisme sous la forme d’un jugement "S est P". Le prédicat est attribué en vérité au sujet dans la conclusion du syllogisme de la première figure par la médiation du moyen terme ou cause de l’attribution qui doit exprimer l’essence du sujet. Non seulement le syllogisme doit avoir une forme valide mais le moyen terme ou cause de l’attribution doit exprimer l’essence du sujet duquel on affirme quelque chose dans la conclusion. "Connaître c’est connaître les causes", nous dit Aristote dans les Secondes analytiques et en Métaphysique A. L’effet n’est connu que dans la mesure où la cause est d’abord connue. La connaissance claire et distincte de l’effet dépend de l’antériorité de la connaissance adéquate de la cause qui fonde la relation de l’attribut au sujet. Connaître la cause c’est connaître toutes les propriétés qui sont affirmées de l’effet. La méthode synthétique d’Aristote prétend connaître l’effet par la cause mais y parvient-elle vraiment ? Comment la cause est-elle connue ? Aristote renvoie alors à un processus d’induction (méthode analytique) qui trouve un point de départ dans la perception confuse de l’effet, dans l’intuition sensible matérielle. Ce cheval-ci m’en dit plus de la « chevalité » du cheval que l’essence du cheval, qui ne transparait que dans l’intuition sensible du « ceci-là », le tode ti ou être individuel concret, et qui se donne sous la forme d’un universel abstrait : le genre et l’espèce. La cause formelle est toujours un caractère spécifique abstrait qui trouve son origine dans une matière sensible et confuse dans la mesure où l’intuition sensible particulière est la parousie de l’universel. Elle fournit une saisie du concept à travers les cas singuliers. Si l’objet de la sensation est particulier, le contenu de la sensation est général, La partie des animaux II. Lorsque je vois Callias c’est l’humanité qui est présente, Secondes Analytiques II, 19. L’induction est la manière dont nous appréhendons les essences, espèces ou idées générales. "Il est impossible d’acquérir la connaissance des universels autrement que par induction" La partie des animaux. Ainsi pour Descartes la méthode synthétique aristotélicienne qui consiste à partir de la connaissance des causes pour connaitre les effets, est en réalité analytique ; elle part d’une connaissance confuse de l’effet et s’élève à des universels abstraits (de genre et d’espèce) qu’elle nous présente à tord comme des causes. Au final elle examine les causes par les effets, et non l’inverse comme elle le prétend idéalement, Réponse aux deuxièmes objections. Il y a donc un cercle dans la démonstration d’Aristote dans la mesure où le fondement est issu de ce qu’il est censé fonder, la cause est induite de la perception de l’effet. Le syllogisme qui attribue par l’essence ou la cause, un prédicat à un sujet, ne permet pas de découvrir la vérité, elle permet seulement de l’exposer. La méthode synthétique du syllogisme ne nous fait rien connaître par elle-même, elle n’est pas une méthode d’invention. Elle ne fait qu’exposer la connaissance de ce qui est déjà inventé. C’est pourquoi Descartes substituera à la logique formelle d’Aristote la méthode analytique des mathématiques qui trouve son fondement dans l’intuition intellectuelle de l’idée claire et distincte. Toute démonstration doit partir d’un indémontrable comme l’affirme Aristote dans Les secondes analytiques, I, 72b, 15-20. Dans la recherche de la vérité il faut s’avoir s’arrêter, partir d’un premier terme qui n’a pas besoin d’être démontré et à partir duquel la chaine des démonstrations peut s’effectuer. L’évidence des axiomes, postulats et définitions mathématiques répondent à cette exigence de l’indémontrable. Les axiomes et postulats sont si évidents qu’ils n’ont pas besoin d’être démontrés. Ainsi en réduisant le réel à de la substance étendue -l’étendue étant l’élément de la géométrie- Descartes ouvre la possibilité d’une physique mathématique mais interdit en même temps tout recours à l’expérimentation scientifique puisqu’il maintient la séparation entre l’ordre du sensible et l’ordre de l’intelligible due à la distinction réelle entre la substance pensante et la substance étendue établie dans la quatrième Méditation. Il ne saurait donc y avoir en métaphysique, une vérité du sensible. Mais si la méthode déductive de Descartes est heuristique en ce qui concerne la formulation du principe d’inertie et les lois de la dioptrique, elle échoue par ailleurs dans ses résultats concernant la mécanique. Car au lieu d’idéaliser l’expérience sensible, elle l’annule. L’idéal déductif de l’analyse des natures complexes en natures simples distinctes et séparées interdit de lire la diversité phénoménale autrement que comme une masse de détail où tout agit sur tout. Il est impossible d’isoler le moindre phénomène. La science expérimentale classique développée par Galilée et Newton fait droit en revanche à l’expérience sensible car sa méthode ne consiste pas à partir des principes mais des phénomènes pour en chercher les principes. Les jugements sont analytiques dans la méthode cartésienne, ils sont synthétiques pour les sciences expérimentales. Kant en établira le fondement dans La critique de la raison pure et par-là réhabilite l’expérience sensible.

L’expérimentation dans les sciences de la nature si elle abolit la disjonction classique entre sensible et intelligible, ne nous renvoie pas pour autant aux faits bruts, à l’expérience naturelle et immédiate de la nature. L’héliocentrisme par exemple, contredit la perception naturelle et naïve par laquelle nous avons l’impression que le soleil et tous les astres tournent autour de la terre. Ce que nous percevons n’est pas conforme à ce qui est, du point de vue de la rationalité scientifique. Le scientifique est comme l’inspecteur de police procédant à un interrogatoire. La physique a commencé à faire des progrès lorsqu’elle a compris qu’elle devait "forcer la nature à répondre à ses questions" nous dit Kant dans la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure. Au-delà de l’évidence immédiate sensible il s’agira pour le scientifique d’atteindre la simplicité des structures naturelles homogènes aux structures de la pensée mathématique. Pour Copernic le système héliocentrique demeure une simple hypothèse facilitant les calculs astronomiques et la prédiction des révolutions des planètes. Il serait possible de trancher entre les deux hypothèses par l’expérience de la chute d’un corps. Si la terre se meut alors le corps ne saurait tomber à la verticale. Or Galilée par le principe de relativité -duquel suit le principe d’inertie- développé dans son Dialogue concernant les deux plus grands systèmes du monde et selon lequel un mouvement partagé est comme nul, interdit tout recours à une telle expérience. L’expérience est d’abord "une expérience par la pensée" pour reprendre l’expression de Mach qui ne saurait se réduire à une simple observation des faits de la nature. Une expérience idéale dégagée de toute contingence et particularité qui, atteignant la simplicité, retrouve celle de l’entendement dont les axiomes et postulats mathématiques sont la structure. Galilée pose en principe l’accord entre mathématique et philosophie naturelle. S’il s’avère que les mathématiques sont plus en accord avec la nature des choses que les résultats déduits des principes (de la philosophie aristotélicienne), alors il faut abandonner ces derniers et préférer l’hypothèse ordonnée à l’explication mathématique. Les sciences expérimentales s’en tiennent à ce qui est mesurable et quantifiable dans les phénomènes sensibles. Contre Descartes qui rejette tout recours à l’intuition sensible, Galilée retrouve l’exigence qu’ont formulée Platon et Eudoxe : "Sauver les phénomènes". Ce qui signifie pour le monde grec : sauver l’apparence de ce qui dans le monde supra-lunaire -le mouvement de certains planètes, Vénus et Mars en l’occurrence- n’est pas conforme à l’ordre et à la régularité caractéristiques du ciel étoilé. Les rapports entre les entités ou idées mathématiques deviennent lois de nature exprimant les rapports constants entre phénomènes. La science expérimentale classique de Galilée et Newton n’est donc pas un empirisme, c’est-à-dire pas une procédure d’induction qui consisterait à tirer du fait une théorie. Mais elle n’est pas non plus un rationalisme pur qui rejetterait catégoriquement tout recours au sensible. L’empirisme sceptique de Hume qui tire ses connaissances de l’expérience par un processus d’habitude et d’attende -c’est par ce que je suis habitué à voir un phénomène se répéter que je m’attends à ce qu’il se répète dans le futur- ne peut atteindre l’exigence scientifique de la connaissance. Une connaissance sera dite scientifique si elle répond aux critères d’universalité -en tout temps et en tout lieu- et de nécessité -est nécessaire ce qui ne peut être autrement que ce qu’il est. Or la nécessité et l’universalité ne peuvent être tirées de l’expérience qui est toujours singulière et contingente. A moins de considérer avec Leibniz, que tous les événements, toutes les déterminations spatio-temporelles sont liés analytiquement, selon le principe de raison suffisante, à la notion du sujet affecté par cette détermination, Discours de métaphysique, De la contingence. Cela implique que l’espace et le temps soient réductibles à l’ordre du concept, que la position spatio-temporelle soit traitée comme un prédicat, comme un concept attribuable. Mais Kant montrera l’insuffisance d’un tel principe à partir de l’analyse du paradoxe des objets symétriques dans l’opuscule Des premiers fondements des régions dans l’espace. Si mes deux mains sont identiques du point de vue du concept, elles ne sont pas superposables, l’une reste à droite l’autre à gauche. Il y a donc un ordre spatio-temporel irréductible à l’ordre conceptuel, ce qui interdit de considérer à la manière de Leibniz l’espace et le temps comme de l’intelligible confus, qui semblerait pour nous synthétique mais qui serait selon la volonté de Dieu analytiquement contenu dans la notion du sujet duquel les événements spatio-temporels sont affirmés. Si les jugements d’expérience ne sont pas analytiques et a priori, ils ne sont pas non plus synthétiques et a posteriori, ils sont "synthétiques a priori". Ainsi si nous ne pouvons connaitre que des objets d’une expérience réelle, toute la connaissance ne dérive pas de l’expérience. Il y a de l’a priori, du transcendantal dans la connaissance : l’espace et le temps d’une part et les catégories d’autre part. L’espace et le temps sont les formes pures de l’intuition, se sont des formes de présentation. Les catégories sont les formes pures de l’entendement, se sont des formes de représentation, qui déterminent l’expérience réelle dans les formes pures de l’intuition donnant lieu à un jugement de connaissance. Ainsi à la disjonction classique apparence/essence Kant substitue la conjonction apparence/sens de ce qui apparait. Le sens de l’expérience est déterminé par les catégories de l’entendement. Elles sont les concepts ou prédicats qui se disent de tout objet d’une expérience possible. Elles sont les traits généraux à partir desquels se dessine une figure particulière. Elles sont universelles et a priori. Tout objet X quelconque n’est objet que dans la mesure où il est conçu comme un mais aussi comme multiple ayant des parties d’unité d’une multiplicité et comme formant par là une totalité. Tout objet a une réalité, il exclut ce qu’il n’est pas et par là même il a des limites. Tout objet, enfin, est substance (non comme réalité matérielle imperceptible mais comme concept) il a une cause et est la cause d’autre chose. En résumé, tout objet quelconque a selon la quantité : unité, pluralité, totalité ; selon la quantité : réalité, négation, limitation ; selon la relation : substance, cause et réciprocité. Nous mettons délibérément de côté ici les catégories de la modalité qui ne sont synthétiques que subjectivement. Le possible, l’existence la nécessité n’accroissent pas notre connaissance de l’objet. Kant renverse la notion traditionnelle de vérité. La vérité ne peut plus être définie comme adaequatio rei et intellectus c’est-à-dire comme l’accord entre la pensée et son objet, puisque c’est la pensée qui légifère sur la structure objective du phénomène. Il existe donc bien une vérité du sensible chez Kant. Mais celle-ci n’est à considérer que du point de vue du génitif objectif car ce qui est vrai dans l’apparaitre ne l’est que par la détermination catégoriale de l’entendement et non simplement de l’intuition sensible elle-même. En effet "des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles." Logique transcendantale, De la logique en général, Critique de la raison pure. Ainsi c’est bien parce que la connaissance vient toujours de moi, que la chose perçue ne va pas de soi. "Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes." Préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure. Est-il possible de penser une vérité du sensible au double sens du génitif en laissant l’apparition se montrer dans son apparence selon son apparaitre ? Autrement dit est-il possible de laisser l’apparence apparaître dans l’accomplissement de sa pleine apparition, laisser se montrer ce qui de soi se donne à l’intuition sans outrepasser les limites dans lesquelles cela se donne. Ce qui suppose de se défaire de toute initiative pour ramener la manifestation à ce qui se manifeste de soi et à partir de soi.

Pierre Hadot distingue trois sortes ou modes de rapport à la nature dans son livre Le Voile D’Isis. 1) Le mode de la perception naturelle et quotidienne régi par nos habitudes, nos besoins et nos intérêts et par lequel nous ne considérons que ce qui nous est utile ; qui consiste donc à mettre la pensée au service de la vie. 2) Le mode de la connaissance scientifique qui s’oppose à la perception naturelle, immédiate de la nature comme nous avons essayé de le montrer plus haut. Mais l’explication mécaniste reste une hypothèse. Elle essaye de définir comment fonctionne telle ou telle partie de la machine du monde pour expliquer comment elle nous apparait telle qu’elle nous apparait sans que l’on puisse savoir si elle fonctionne effectivement de la manière dont on l’a construite. La finalité du mécanisme est, comme le dit Descartes dans le Discours de la méthode, de "nous rendre comme maitre et possesseur de la nature", d’arraisonner la nature à nos fins. 3) Le mode de la perception esthétique qui consiste à ne plus percevoir le monde d’un point de vue utilitaire mais à voir les choses pour elles-mêmes et non pour nous c’est-à-dire pour notre propre intérêt. Sous l’habitude et l’intérêt il faut retrouver la perception native et pure des choses. Ainsi l’art ou la perception esthétique seraient des moyens par lesquels une vérité du sensible est rendue possible. La perception esthétique oblige une conversion du regard de l’intérêt au désintérêt laissant le phénomène apparaître de soi à partir de soi. Il est possible de retrouver ces deux modalités du rapport à la nature chez Kant à travers la distinction entre les jugements déterminant de connaissance et les jugements réfléchissants de goût. L’œuvre qui est celle du génie que Kant définit au § 46 de La Critique de la faculté de juger comme "une disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art" est ce qui donne le plus à penser sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquat (§49). Ainsi dans la perspective de P. Hadot il est possible d’opposer deux méthodes du dévoilement des secrets de la nature, la méthode prométhéenne et la méthode orphique. L’attitude prométhéenne consiste à forcer la nature à répondre à nos questions par la ruse (mécané) afin de s’en "rendre comme maître et possesseur", l’arraisonner à nos fins mais en en occultant l’être même. L’attitude orphique pour sa part consiste à retrouver sous l’habitude et l’intérêt la perception native et pure des choses. Pour Goethe par exemple la perception esthétique permet d’accéder à l’expérience de la nature : "Il apprit à voir le monde avec les yeux de l’artiste, et tandis que la nature déployait le mystère au grand jour de sa beauté, il se sentait irrésistiblement attiré vers l’art, qui en est le plus digne exégète." Les années de voyage de Wilhelm Meister. Alors que la science découvre derrière les phénomènes des lois, des équations et des structures cachées, l’art apprend à voir ce qui est sous nos yeux et que nous ne savons pas voir. Le plus secret est au grand jour, occulté par nos préoccupations quotidiennes et intéressées ; ce que Paul Valery traduit par l’aphorisme : "le plus profond c’est la peau." "L’art n’est pas visible, il rend visible", pour reprendre l’expression de Paul Klee. Goethe a cherché ainsi à découvrir les formes-types de la nature, les phénomènes originaires et archétypaux, le mouvement invisible de la forme, ce que les peintres de la Renaissance et Ravaisson après eux ont appelé "la ligne serpentine", qui en exprime la grâce et la vie ; le mouvement générateur de la forme qui ne se limite pas à ses contours. L’artiste pour se porter à la genèse des formes doit épouser l’élan créateur de la nature, "s’abandonner au torrent du monde" dira Cézanne lorsque Paul Klee parlera de "participation cosmique." Si la connaissance scientifique bloque l’apparition du phénomène sous l’ordre du concept, l’art laisse la chose être ce qu’elle est ; et l’artiste dans l’œuvre, porte à la lumière la nature qui s’exprime dans son corps. C’est ce que l’on peut par ailleurs comprendre de la définition du génie chez Kant : "disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l’art." On peut dès lors pour exemple, opposer ces deux perceptions -intellectuelle et sensible- au niveau de la perception de la couleur. Pour la science le bleu se réduit au chiffre de sa longueur d’onde qui ne nous dit rien sur la nature même de la couleur qui se dévoile plus sûrement sans doute dans la langue poétique de Claudel -rapporté par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, L’entrelacs Le chiasme- qui parle d’un bleu de la mer si bleu qu’il n’y a que le rouge du sang qui soit plus rouge encore. En rapportant ce mot de Claudel, Merleau-Ponty veut signifier qu’au-delà du délire du sens qui donne beaucoup à penser mais rien à connaitre, la perception sensible reconduit à l’expérience originaire contre le découpage objectif du monde issu du langage institué. Si l’art ou plus précisément, l’œuvre d’art est le lieu à partir duquel la vérité se dévoile au sensible par le sensible, doit-on alors limiter la vérité du sensible aux domaines esthétique et artistique ? Ne peut-on élargir la donation du sens de l’apparaitre dans l’apparence à l’ensemble des phénomènes ? C’est ce à quoi s’attache la phénoménologie de Husserl comme l’attestent les principes : "Droit aux choses-mêmes " ou "Autant d’apparaitre, autant d’être" au §46 des Méditations cartésiennes. La formulation du "principe des principes" au §24 des Idées directrices pour une phénoménologie pose contre toute théorie métaphysique que : "toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance, que tout ce qui s’offre originairement à l’intuition doit être pris comme il se donne sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne." L’intuition seule, libérée de tout a priori déterminant, devient la mesure de la phénoménalité. Cette libération nécessite le travail préalable de la réduction que Husserl définit dans L’idée de la phénoménologie comme "l’exclusion du transcendant en général comme existence à admettre en sus, c’est-à-dire de tout ce qui n’est pas une donation évidente au sens authentique, une donation absolue au regard pur." La réduction élargit donc le champ de la donation phénoménale en réduisant le transcendant aux vécus tels qu’ils se donnent à la conscience et transforme ainsi l’évidence en problème en l’élargissant à l’universalité de la donation de soi. Aucune intuition ne verrait véritablement rien si l’évidence restait une simple impression subjective, un miroir idolâtrique où l’esprit ne renverrait à lui-même qu’une impression qui n’impressionnerait que lui. Il faut donc que l’évidence donne plus qu’un état ou vécu de conscience ; qu’elle porte dans sa clarté l’apparaitre d’un in-pensé, qu’advienne dans l’évidence l’in-évident, c’est-à-dire le phénomène lui-même que Husserl définit dans L’idée de la phénoménologie par la corrélation essentielle entre l’apparaitre et l’apparaissant. Le phénomène se traduit donc par la dualité des modes de l’apparaitre et de l’apparaissant qu’il s’agit d’unifier dans l’intuition sensible afin que celle-ci s’institue comme une source de droit pour la connaissance. En liant l’immanence à l’intentionnalité, Husserl permet la corrélation des deux faces du phénomène. Si l’on définit l’immanence par l’identité à soi de la conscience alors on interdit la corrélation entre les deux faces du phénomène, l’apparaître et l’apparaissant. Il faut alors admettre une immanence intentionnelle par laquelle la conscience ne reçoit pas seulement une nouvelle réalité réellement immanente à sa propre réalité. L’intentionnalité rend l’apparaissant immanent à la conscience par le fait que l’apparence (réellement immanente) n’apparait que toujours déjà ordonnée à son objet par intentionnalité. Dans l’immanence intentionnelle, l’apparaitre de l’apparence n’interdit plus celle de l’apparaissant parce que l’intentionnalité vise l’apparaissant et donc le donne en tant que visée au sein de l’immanence réelle de l’apparence. Tant que les deux faces du phénomène restent distinctes, il reste une image qui ne donne qu’elle-même, mais pas l’objet. La transcendance dans l’immanence est la possibilité pour l’apparaissant d’apparaitre en propre. La réduction donne le transcendant en le réduisant à l’immanence non-réelle d’un objet intentionnel et ainsi l’intuition devient une source de droit pour la connaissance.

"La vraie philosophie comme l’indique Merleau-Ponty dans L’éloge de la philosophie, est de réapprendre à voir le monde." Réapprendre à voir le monde, c’est ce à quoi nous invite la phénoménologie en rupture avec la métaphysique en restituant au sensible la vérité.