Une oeuvre d’art est d’abord déterminée comme une chose, rappelle Heidegger dans L’origine de l’oeuvre d’art in Chemins qui ne mènent nulle part. Une chose est déterminée par le jeu forme/matière où d’une matière est arrachée comme d’un fond, une forme ou quiddité. Or la forme avant d’être une forme pure d’apparition, est déterminée par et selon l’usage. C’est par l’usage, le ce en vue de quoi la chose est faite, que la forme est déterminée et déterminante.
Mais la particularité d’une oeuvre d’art en tant que chose, c’est précisément d’être sans usage. Ce par quoi une chose manufacturée qui n’est pas une oeuvre d’art, se distingue d’une oeuvre d’art proprement dite, c’est l’usage, l’usage de l’une et le non usage de l’autre. Une chose est toujours ouverte à un usage, une oeuvre d’art ne l’est jamais. C’est la distinction par laquelle Hannah Arendt détermine l’oeuvre d’art dans Condition de l’homme moderne. Et parce qu’elle est sans usage, elle est aussi hors de prix, dans la mesure où la valeur d’échange d’une chose est fixée en fonction de son utilité. Et en tant que l’on en use pas, l’oeuvre d’art est aussi ce qui ne s’use pas, permane dans le temps et par là offre la permanence d’un monde de culture.
Ainsi en-deça de sa choséité déterminée par la forme d’un usage, l’oeuvre d’art retrouve une certaine détermination ontologique. L’ontologie étant la science de l’être déterminée par Aristote comme ousiologie, science de l’ousia, traduite par les déterminations latines de substance ou d’essence. La question de l’être se laisse alors ramener à la question de l’ousia, essence ou substance. Or précisément la substance est déterminée comme présence subsistante, selon la permanence. Elle est ce qui demeure sous les changements. De la naissance à la mort, l’individu Socrate par exemple permane en tant qu’un et le même selon qu’il est substance.
Cependant à la différence de l’oeuvre d’art dont l’essence s’épuise dans la manifestation, la substance est frappée d’un déficit phénoménologique patent. Descartes -Principe de la philosophie-marque cette différence entre l’être et l’apparaître caractéristique de la déficience phénoménologique de l’être. Seule la substance est, seul les accidents apparaissent. A la lettre, la substance ne nous affecte jamais.
Mais en déterminant l’oeuvre d’art comme substance, Arendt permet une phénoménologie de la culture et l’oeuvre d’art répond au principe phénoménologique husserlien : "Autant d’apparaitre, autant d’être." Si l’oeuvre d’art peut être identifiée à la substance, l’oeuvre d’art ayant le caratère d’être de part en part apparaissante, ce dont l’essence est d’apparaitre, alors la substance est ce qui apparait par soi. Rappellons que la substance est la détermination aristotélicienne de l’être, partant, nous avons l’être comme apparaitre dans et à partir de l’oeuvre d’art.
Cependant la détermination "onto-phénoménologique" suffit-elle à mettre l’oeuvre d’art hors des circuits financiers ?
Est-ce pervertir l’essence de l’art que de ne l’évaluer qu’à partir de sa valeur d’échange ? Qu’en ne le faisant fonctionner dans un réseau de finalités externes : évaluation scientifique, commerciale... ? C’est ce que nous serions porter à croire lorsque nous analysons l’oeuvre d’art dans sa perspective ontologique et phénoménologique.
Pourtant il se pourrait que l’oeuvre trouve une autre origine que celle de l’ontologie phénoménologique. Une origine marchande qui fait de l’oeuvre d’art un bien consommable plus que participable. Celle-là ne contredit pas absolument celle-ci. En effet ousia dans le langage populaire grec réfère au bien fonciers, à ce que l’on possède. Il y a de l’avoir dans l’être. Levinas traduit ousia par "avoir du bien au soleil". Cette origine populaire du terme d’ousia, rejoint l’aspect chrématistique développé par Aristote dans La politique.
Aristote distingue entre deux modes de propriétés : les biens limités à l’utilité d’une communauté donnée, et le chrématistique où les biens ne sont plus cherchés pour leur seule utilité mais vise à l’illimité de la richesse et de la propriété. La monnaie devient alors le principe et le terme de l’échange. La grande Idée du monde grec est l’idée de limite. C’est la limite ou peras qui structure toute la pensée grecque "orthodoxe". A la limite s’oppose l’illimité de l’hybris, comme le dyonisiaque s’oppose à l’apollinien.
Or il y a un art dont le fondement n’est pas ontologique mais chrématistique. C’est art est la nature morte, dont l’origine remonte en grèce au début de la période hellénistique avec les xenia représentant des vivres que les grecs fotunés mettaient à la disposition de leurs hôtes.
Il est sans doute possible alors de penser une double origine de l’oeuvre d’art, origine ontologique et origine chrématistique. Un art pur désintéressé et culturel, et un art à la lettre bourgeois dont la finalité est la richesse sans fin. Sans doute cette double origine était-elle déjà manifeste dans l’art pariétal entre un art visant à médiatiser les forces de la nature, et un art de l’utilité et du quotidien représentant les biens consommables, les éléments de la nature pouvant être considérés comme richesse.
Si la grande part de l’art contemporain est un art de la consommation, il n’est au fond que l’homonyme d’un art à inventer encore. Un art inconsommable et inutile que le marché mondial ne saurait mettre en péril.