Les interprétations fertiles du Laocoon, ouvrent deux voix à l’interprétation de l’œuvre d’art en général, d’une part l’interprétation de Hegel amorcée par Winckelmann détermine l’art à travers une notion destinale qui le mène à ce qu’il a à être et d’autre part, l’interprétation de Lessing qui tend à libérer l’œuvre d’une détermination universalisante pour la rabattre sur la valeur de sa singularité formelle et matérielle, l’une et l’autre étant étroitement liées. Mais cette seconde interprétation ne peut avoir cours qu’à travers le maintien de déterminations objectives et a priori (espace et temps) qui restent encore étrangères à l’œuvre même. Par quoi dès lors, la valeur d’une œuvre n’est pas toute encore rabattue sur sa seule visibilité et plus généralement ou profondément, sur sa seule et unique donation.

Quand l’art atteint sa figure destinale, rien n’est à déplorer car loin d’être frappé de déréliction ou désenchantement, nous pouvons espérer qu’il puisse se libérer de son aliénation sous la subsomption d’une notion d’art ou d’une idée de l’art, pour que s’opère un renversement à partir duquel l’art ne serait plus une notion mais l’incarné même de l’œuvre dans sa visibilité. Car à travers toute notion a priori, l’œuvre dans sa visibilité reste essentiellement la grande absente. L’explosion des pratiques artistiques, des écoles ou des courants, fait éclater l’univocité même de la notion d’art, qui finit par perdre en compréhension à force de gagner en extension. A moins de la régionaliser dans des catégories d’espace, de temps et de matière. Pour certains interprètes de l’histoire de l’art proches de l’esthétique hégélienne, tel que A. Danto, le grand Récit s’est effectivement achevé, mais là où Hegel pensait la clôture d’un monde qui ne serait plus que répétition du même et enfermement pathologique dans la répétition systématique d’un geste alors dénué de sens, Danto y voit l’ouverture et l’éclat d’une multitude de petits récits . Le récit perd sa majuscule puisqu’il est précédé non de sa propre origine mais de son concept et de son unité éclatée. L’art devient essentiellement post-moderne par nécessité. Il devient une pensée réflexive, une pensée de strate qui ne peut conquérir l’appartenance de son propre champ pour se mouvoir et s’enraciner dans ce qu’il ne peut dépasser, puisqu’il ne se tient pas dans le silence, propre à recevoir son héritage vif, mais dans la vénération bruyante du deuil. L’art se sauve mais au prix de sa stérilité. Robert Matta et son The Bachelors twenty years after (Les Célibataires vingt après) de 1943 ou encore Sherrie Levine avec Fontaine (after Duchamp) de 1991 n’en sont que quelques tristes représentants. Aussi, ne faudrait-il pas repenser l’art dans l’économie de la notion d’histoire, de récit, voire même tout simplement, dans l’économie de notion ? L’art n’a peut-être pas attendu autre chose que sa propre nécessité pour commencer. Son premier geste n’aurait-il pu être impulsé par cette nécessité inhérente, le dévoilant déjà comme réalisation de son essence qui tient encore peut-être aujourd’hui pour nous du mystère ? Car n’aurait-il pas pu se déployer tout autrement que selon une logique de la représentation sans reste d’un sens ? En quelque sorte, il s’agira de penser aussi l’art dans son indépendance et son irréductibilité à « la force d’un peuple » toujours historiquement ponctuelle, pour retrouver le désintérêt eu égard au concept et au culturel , où l’art pourra retrouver « sa texture de sens propre, irréductible à un moment du procès de l’Idée » .

Si l’art se veut être le premier moment, lui-même subdivisé, de l’incarnation de l’Idée, reprise à son achèvement par la religion puis la philosophie, ce n’est qu’en manquant l’essentialité même de sa visibilité au travers de la vision, parce que celle-ci manque la visibilité même au profit de l’Idée. Il s’agit ici de la manifestation archétypale du caractère idolâtrique que la conception idéaliste indexe à l’art. Aussi, loin d’être une mort pour l’art, la fin pourrait signifier sa propre libération et donc son recentrement, qui passe par la réappropriation de son soi mais demeurant dans l’énigme de la visibilité.

Alors que pour Hegel, l’art romantique devait manifester la clôture à partir de laquelle toute production ne serait plus que répétition du même d’un de ses moments, une grande part de l’art moderne et contemporain n’a cessé de se développer sur le modèle idolâtrique qu’il instaure, à travers la pureté matérielle poussée jusqu’à son effacement, et la transparence à soi de l’image qui s’efface au profit du concept ou de l’infinité. L’art moderne ne ferait que répéter la chute de la métaphysique dans son accomplissement, sans opérer ni de véritable dépassement, ni d’authentique libération.

L’esthétique de Hegel a pour objet le « vaste empire du beau » qu’il restreint à la philosophie de l’art en excluant le beau de la nature parce que « la beauté artistique est la beauté née et deux fois née de l’esprit » . L’art n’est pas simple imitation de la nature car il a pour tâche essentielle de dégager « des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l’art renferment une réalité plus haute et une existence plus vraie que l’existence courante » . Ne retrouvons-nous pas ici, l’origine de l’art conceptuel dans l’abstraction géométrique de Mondrian et les peintres du groupe De Stijl au quel il a appartenu ? Mondrian pour qui tout dans la nature est littéralement source de dégoût, de dérèglement, à laquelle il oppose la ligne droite, le segment, la mesure. Ses premières peintures illustrent parfaitement sa volonté de rompre avec la courbe sans mesure de la nature. Les deux Pommiers en fleurs qu’il peint en 1912, montrent clairement son évolution vers l’abstraction conceptuelle. Ils s’ordonnent dans une évolution insistante, sous la rigueur des segments verticaux et horizontaux. Mondrian peint la nature telle qu’elle doit être, à la mesure de l’homme, soumise à ses déterminations. Aussi, tout l’art qui ordonne son exécution sous l’autorité d’un concept comme origine et fin de son être indépendamment de la potentialité expressive de la matière ne sera que l’excroissance de l’idéal esthétique hégélien par répétition de la différence modale, qui malgré sa diversité n’offre essentiellement plus rien à voir, si ce n’est l’absence même de tout référent effectif sous l’unique objectivation. Au terme de son procès, l’esprit absolu ne s’est pas dépassé dans la religion chrétienne sans laisser sa trace dans l’esthétique qui s’est continuée, conformément à l’Idée dans la figure de l’idole et ce, jusqu’à sa plus haute destination, à savoir l’avènement du monochrome. Quoique le propos doive être nuancé puisqu’en lui-même et par lui-même le monochrome n’a rien d’un idéalisme, au contraire il est la figure idolâtrique de l’idéalisme de l’art par décret et par l’inclination que l’on donne a priori au regard. La peinture moderniste veut être uniquement peinture, aussi célèbre-t-elle la planéité du tableau en abandonnant tout effet extra pictural. En 1957, Yves Klein fonde son œuvre sur la monochromie bleue comme une tentative de dépassement de la couleur vers l’immatériel et la quête d’absolu. Comme si le sensible pur, porté à sa plus haute puissance devenait un intelligible, comme si le bleu devenait l’idée même de bleu. De Mondrian à Klein en passant par Vantongerloo, il ne s’agit pas de déprécier l’art conceptuel mais de le définir comme le lieu à la limite extrême duquel l’art rompt avec lui-même. Vantongerloo dans y=ax²+bx+c organise des formes selon un plan -l’évidence de la fonction mathématique incarnée. Mais les formes ici ne s’organisent pas selon un plan transcendant, une dimension cachée qui ne pourrait qu’être induite ou inférée de ce qu’elle donne à voir, et c’est là tout le génie d’une telle œuvre que de ne pas symboliser ni informer par transcendance. N’est ce pas alors ce que Deleuze définit comme plan d’immanence que nous trouvons ici ? Comme ce qui se dispense d’une dimension supplémentaire aux dimensions qui sont données. Cependant même si la surface se dispense de tout arrière-plan, même si le fond lui-même fait surface, il n’y a strictement rien à voir puisque le fond n’offre aucune intuition. De plus une forme agencée sur un concept de façon immanente ne serait rien si elle ne pouvait miser sur l’expressivité matérielle de la couleur qui la constitue. L’art conceptuel n’est en définitive que technique et savoir-faire -doublement conceptuel en ce sens : concept qui se conceptualise- idole morte dont la visibilité se dispense de tout invisible, qui réduit à néant la puissance de l’imaginaire de l’œil et du corps, qui nie la puissance spectrale de l’icône. Le plan comme agent d’information, qu’il soit immanent ou transcendant à la forme, n’importe que s’il porte au visible l’imaginaire des choses dont la présence absente se ravive dans l’imaginaire du corps, que s’il est le trait d’union du sujet et de l’objet. Cézanne disait : « il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même. » Le peintre devient cette minute en restituant toute chose au mouvement de fond qui la porte au paraître et en la rendant à la minute du monde en laquelle elle trouve sa profondeur de sens.

En contre partie de l’idole monochromatique et de l’art conceptuel, nous avons les tableaux noirs de Pierre Soulages qui nous font découvrir une autre monochromie : « mes peintures, nous dit Soulages, n’ont rien à voir avec le monochrome. Depuis 1979 mon instrument n’est pas le noir mais la lumière réfléchie par le noir . Si l’on trouve que ces peintures sont seulement noires, c’est qu’on ne les regarde pas avec les yeux, mais avec ce qu’on a dans la tête » . P. Rodrigo, interprète dans L’étoffe de l’art les tableaux noirs de Soulages comme une expressivité qui n’est ni l’expérience matérielle du pigment noir, ni l’expérience formelle de l’icône monochromatique. L’Outrenoir arrache l’expérience artistique de ses catégories usuelles et s’il fait figure de monochrome ce n’est qu’en écartant le terme de son statut d’idole pour permettre une interprétation iconique de l’œuvre. Le monochrome, se donne comme la plus haute figure de l’idéalisme de l’art, quand y est rabattu exactement le matériel sur le formel, scission sans tension des polarités qui se concilient sans distance dans l’œuvre. La matière réduite à son maximum de signification et de constitution représente l’idée a priori de la forme couleur. En revanche, dans les monochromes noirs de Soulages, l’espace-temps (catégories structurales de l’art chez Lessing) de l’expérience esthétique est à chaques fois concrètement déterminé par son élément propre (la seule chose qui soit exprimé), c’est à dire la lumière réfléchie par le jeu des stries noires entre le tableau et son spectateur actuel. Ainsi, par le biais de cette rythmique élémentaire de l’expression et l’immanence absolue de la matière et de son expressivité, se constitue le phénomène esthétique sans que n’apparaisse un quelconque manque à être vis-à-vis d’une forme, d’une idée ou d’un sens. Dès lors, la matière est à elle-même son propre plan d’immanence qui ne se signifie que dans son effet et le chatoiement de ses esquisses alors à mêmes d’extravaser l’invisible expression d’un soi de la figure peinte. Cet effet n’est cependant jamais univoque, le rythme immanent de l’apparaître dans le chatoiement des esquisses selon le jeu de la lumière entre le tableau et le spectateur n’apparaît pourtant jamais comme tel, puisqu’il est toujours à refaire et toujours nouveaux, parce qu’il définit ce par quoi il se définit : l’icône et l’intentionnalité en surface du regard dans et par lequel le visible du tableau se hante lui-même. Les formes matérielles ne se règlent pas sur un plan transcendant, une dimension cachée et sous-jacente, mais la produit dans son effet. Nous pourrions parler d’une néguentropie de la matière dans son effet qui s’exempte de tout principe de causalité qui ramènerait l’effet à sa cause comme persistance dans la présence.

Aussi, nous pourrions tout à fait faire l’économie du terme d’art abstrait, ou du moins l’évaluer différemment que de coutume, dans son opposition à figuratif. L’idole qui se règle toujours sur un a priori conceptuel, qu’elle soit figurative ou non, demeure auto-référentielle, elle est donc abstraite, puisqu’elle forme un monde dans le monde qui témoignerait d’un défaut d’être. Témoignage vicié puisqu’il ne repose que sur la méconnaissance de l’intelligibilité ontologique interne de l’œuvre par la seule expressivité de la matière, comme ces forces artistiques qui jaillissent de la nature sans la médiation de l’artiste, disait Nietzsche. Par contre, une fois comprise comme icône, l’œuvre qu’elle soit ou non figurative interdit définitivement toute notion d’abstraction. Ainsi libérée de l’esthétique, l’œuvre d’art retrouve toute sa dignité phénoménologique d’apparaître de soi et à partir soi. L’image de l’art qu’elle soit interne (comme ce que l’artiste voit du monde particularisé dans l’intimité de son corps) ou externe (comme ce que le spectateur voit du monde selon la particularité du tableau déterritorialisé) ne témoigne d’aucun défaut d’être. Le tableau n’est plus un semblant ou une idole d’objet mais entre dans un type spécifique de rapport intentionnel à un phénomène à part entière.