Aprés des fêtes plus que bien fêtées, et bonne année à tous, je reprends ce billet.
On a vu d’une part le problème de l’équivocité de l’être hérité d’Aristote et du Traité des catégories, selon lequel l’être se dit en autant de sens qu’il y a de catégories. L’équivocité de l’être met en péril l’idée même d’une ontologie, science (une) de l’être en tant qu’être (un), qu’Aristote décrivait dans un des livres de la Métaphysique. Et d’autre part nous avons vu comment pour une philosophie de la création inspirée des trois Livres il était impossible de postuler pour l’idée d’une univocité de l’être, qui mettrait l’être divin sur le même plan que l’être des créatures. Dès lors entre équivocité et univocité la question est indécidable. Il faut trouver un moyen terme, une solution de concilation, entre ces deux positions par elles-mêmes intenables, qui permette une science de l’être en tant qu’être sans destituer Dieu de sa divinité en tant qu’être suprême, c’est à dire une notion de l’être qui permette de maintenir des différences ontologiques. Il faut bien comprendre la redoutable difficultée à laquelle devait se confronter la philosophie scolastique médiévale. Difficulté qui demeurera longtemps présente jusqu’à Descartes même, qui dans les Principes de la philosophie semble carrément éluder le problème en maintenant une distinction réelle entre substances (substance pensante, substance étendue, Dieu) sans en penser l’unité autrement que par une définition commune de la substance dérivée de Dieu. En effet, au §51 des Principes de la philosophie, Descartes nous dit que "la substance est ce qui est par soi et ce en quoi tous les attributs -qui la déterminent- sont inhérents". Or il n’y a véritablement que Dieu qui soit tel qu’il n’existe que par soi, n’ayant besoin de rien d’autre pour être et exister, il n’y a que Dieu qui puisse donc être dit véritablement substance. La pensée et l’entendue qui ne sont pas par soi -mais par Dieu- ne sont dites substance qu’en un sens dérivé de Dieu. C’est parce qu’elles sont crées de Dieu nécessairement qu’elles peuvent être dites substances, comme ce qui est par soi. Descartes semble donc frôler une détermination univoque de la substance sans s’embarrasser outre mesure de ce problème qu’il laisse complètement indécidé. Car nous savons bien qu’une question fondamentale pour Descartes -qui sera la même d’ailleurs pour Kant- sera dès la sixième des Méditations métaphysiques, la preuve de l’existence du monde extérieur à partir de la conquète de la certitude du cogito comme substance pensante. Si la question de l’existence du monde extérieur se pose à l’être dont la substance est établie par certitude, c’est que la substance étendue n’existe pas sous le même mode que la substance pensante. Il y a donc équivocité de l’être par l’équivocité des substances. Descartes oscille donc indifféremment et sans gène entre l’équivocité et l’univocité de l’être selon la substance. En voulant s’affranchir des problématiques obscures héritées de la tradition, loin de résoudre ou de dépasser les problèmes, Descartes les élude simplement et s’y prend les pieds pour s’y perdre lui-même (Et hop ! au placard Descartes).

Saint Thomas et l’analogie de l’être :

La position de saint Thomas est une position moyenne, et disons orthodoxe c’est à dire conforme au dogme. Il maintient la distinction des sens de l’être par la distinction des substances. De telle sorte l’être de Dieu n’est pas dit dans le même sens que l’être des créatures. Cependant -et par là il sauve la possibilité d’une ontologie- ces sens ne sont pas sans commune mesure, ils ont une mesure conceptuelle, une mesure dans le concept. Les sens de l’être se disent donc en plusieurs sens mais ces sens ne sont pas sans commune mesure. Ils ont entre eux un rapport analogique, un rapport d’analogie de proportion. Saint Thomas crée une définition nouvelle de la notion d’analogie. Il existe outre l’analogie de proportion deux autres formes d’analogie : 1) l’analogie comme simple analogon, analogie par ressemblance. Deux choses seront ditent analogues parce qu’elles ont entre elles un certain rapport de ressemnblance, mais ce rapport n’est fondé par rien, il relève du sensible et n’a de fait aucune valeur objective. 2) Et il existe un rapport d’analogie appelé analogie de proportionnalité qui s’exprime sous la forme A/B=C/D. Si je voulais par exemple expliquer à quelqu’un qui n’a jamais vu de poisson ce qu’est une écaille, je lui dirais que l’écaille est au poisson ce que la plume est à l’oiseau. Ce qui s’énonce formellement sous la forme : Ecaille/Poison=Plume/Oiseau, soit A/B=C/D. Or si l’analogie de proportionnalité nous dit un peu ce qu’est l’écaille, elle ne le peut que par ce qu’elle n’est pas, à savoir la plume. C’est une définition vague de ce qu’est une écaille. L’être de l’écaille se dit en un sens différent de celui de la plume, l’imagination seule en permet un rapprochement. Cette analogie significative des êtres distincts n’est fondée dans aucun concept, c’est l’imagination qui travaille au rapprochement. Avec l’analogie de proportion, saint Thomas autorise la fondation de la pluralité des sens de l’être dans une mesure commune qui est Dieu. Il maintient la distinction de l’être divin avec l’être des créatures, mais l’être dans sa pluralité se dit en un sens dérivé de Dieu sous la forme d’une analogie de proportion, à savoir que ce qui se dit de Dieu -qui possède infiniment tous les attributs- se dit des créatures en proportion de ce que chaque créature est à Dieu. La bonté par exemple, qui est attribuée à Dieu infiniment se dit de l’homme en proportion de ce que l’homme est à Dieu. Ainsi toute l’ontologie comme science une de l’être un -science de l’être en tant qu’être- est consacrée par saint Thomas bien plus que par Aristote, dans la forme d’une onto-théo-logie pour reprendre le mot de Heidegger. L’ontothéologie consistant à déterminer l’être à partir de l’être suprême -summum ens. La science de l’être, ou ontologie, rejoint la science de Dieu, ou théologie, dans un monde où tout gravite comme des électrons gravitent sur leur niveau d’énergie autour du noyau atomique, autour de ce centre suprême à tout point de vue -spirituel et conceptuel- qu’est Dieu.
La solution thomiste de l’analogie de l’être fait s’abimer toute ontologie en une théologie. Par quoi il sera permis dans une certaine mesure de dire que la science de l’être en tant qu’être n’est pas possible puisqu’elle n’est pensable et ne s’accomplie que sous la forme d’une théologie.

Duns Scot et l’haeccéité :

La possition de saint Thomas est, nous l’avons dit une position que l’on peut nommer d’orthodoxe dans la mesure où elle permet d’une part de concilier ontologie et théologie autour du problème des significations multiples de l’être et qu’elle reste conforme d’autre part à toute la logique rationaliste non seulement d’Aristote mais aussi de Platon pour lequel l’être est créé non pas de Dieu mais de l’Idée suprême qu’est l’idée du Bien. Le Bien est l’idée suprême en tant qu’elle règle la conformité de la chose -quelconque et sensible- à son idée -une et intelligible. L’idée seule réelle est causée du Bien qui est cause en retour de la conformité de l’idée et du sensible.
C’est à une autre tradition sans doute que Duns Scot donnera naissance à partir d’une inspiration non moins traditionnelle mais pour le moins, plus originale, plus underground.
Duns Scot maintient l’équivocité de l’être aussi bien que son univocité, et pour cela il distingue deux plans d’êtres. Pour comprendre ou du moins approfondir toute la conception scotiste de l’être dans toute sa finesse et sa complexité, il s’agirait de se référer non seulement aux textes de Duns Scot lui-même -Opus Oxoniense- mais aussi -entre autres textes- au premier chapitre de Différence et répétition, "La différence en elle-même", de G. Deleuze.
Cependant en simplifiant énormément on peut dire que Duns Scot pose une univocité métaphysique de l’être, où l’être se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, de Dieu comme des créatures, et des créatures entre elles. L’être est univoque métaphysiquement mais physiquement l’être est équivoque il se dit en plusieurs de tout ce dont il se dit. Il y a autant de significations de l’être qu’il y a de manières d’être existantes. On peut présentir déjà ici l’ambiance intellectuelle du spinozisme : une seule substance comme il n’y a qu’une seule signification de l’être et une multitude infinie d’attributs qui s’expriment dans des modes infinis et des modes finis existants. Il y a autant de sens de l’être qu’il y a de manières d’être ou haeccéités. Un être se détermine physiquement -en tant qu’haeccéité, expression singulière de l’être univoque- comme une manière d’être singulièrement différente, sans commune mesure par la forme ou l’essence ou la substance avec un autre être existant. Mais cette "manière d’être" doit être prise au double sens du génitif : une manière d’être aussi bien qu’une manière de l’être. Un être singulier existant se dit de l’être univoque qu’il exprime sous la raison du singulier. Aussi l’être singulier existant ne se dit plus selon une forme -générique ou spéciale- à laquelle il devrait être conforme -celle d’humanité par exemple pour tel ou tel homme singulier ; il se dit comme et en tant qu’un certain degré de puissance, comme un certain degré d’expression de l’être univoque métaphysiquement. Un être singulier existant ne se définit plus comme et par ce qu’il est mais comme et par ce qu’il peut en tant qu’expression d’un certain degré de puissance qui le caractérise en propre.
Ainsi Duns Scot maintient la possibilité d’une science une de l’être un, science de l’être en tant qu’être ou ontologie, en tant que l’être est nominalement univoque. Mais il maintient la différence entre les êtres existant en tant qu’ils expriment sous la raison du singulier l’être métaphysiquement univoque. De telle sorte que l’être de Dieu ne se dit pas dans le même sens que l’être de l’homme qui lui-même se distingue de l’être du chien, de la tique, de la table ou de la chaise... Il faut imaginer pour comprendre hors du processus conceptuel fort complexe, à partir d’un exemple de Duns Scot lui-même : imaginons donc un plan blanc, le blanc se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, mais il existe en une infinité de variations distinctes dans tout ce qui l’exprime, l’ensemble des choses blanches, qui sont comme autant d’haeccéités c’est à dire de modes distincts et singuliers de l’être blanc métaphysiquement univoque. Changeons blanc par être, et on comprendra sous le rapport d’une espèce spinoziste d’un second genre de connaissance, l’ontologie scotiste.

L’univers scotiste ainsi esquissé, s’il est bien compris pour lui-même et par rapport aux problématiques dans lesquelles il s’inscrit va nous donner l’occasion de reconsidérer tout autrement l’ensemble de l’ontologie, de la métaphysique aussi bien que de la morale ou de la politique.
Je sais pas si c’est clair et/ou suffisant. Mais là dessus, sur l’horizon dessiné, nous aurons de quoi rebondir sur des problématiques aux persepctives euphorisantes. C’est je crois, essentiel à la compréhension -positive et/ou négative- de beaucoup de choses.