Et si je pense à ça, ce n’est pas par nostalgie de mes six ans. C’est très joyeux d’avoir eu six ans, bien plus encore que de les avoir déjà ou de croire les avoir encore. C’est que la mémoire est toujours joyeuse. Non, si je pense à ça c’est pour de toutes autres raisons, des raisons qui me ne concernent pas. Puisque de toute façon moi, mes six ans je les ai eu, ils sont à moi et me font encore.
Nous discutions à la terrasse d’un café de la démocratie participative et de la démocratie délibérative, et donc forcément de l’éducation et de la conscience citoyenne, de la pédagogie et de l’instruction... Quoi qu’il en soit, pour une raison ou pour une autre, m’est venu à l’esprit une publicité télévisée qui m’avait été "rejetée".
Une petite fille de six ans, à table avec ses parents, boude dans son coin. Les parents mangent du Roquefort, et la petite fille dépitée s’écrit : "moi aussi je veux du goût, du vrai". En ce qui concerne le Roquefort, ça peut s’entendre, moi-même à son âge, et encore au mien aujourd’hui, j’en étais très friand. Mais là, le Roquefort est considéré comme un mêt de grand, pas pour les enfants. Qu’à cela ne tiennes, par les miracles de l’industrie consummériste, il y a dans le réfrigérateur chromé style old school america, tous les possibles que l’imagination d’une enfant capricieuse peut se représenter. Et le miracle se présente sous forme de pâte blanche en portion individuelle estampillée Roquefort.
Spinoza distinguait l’homme de l’animal en ce que face à la viande, le chien la bouffe, l’humanité la nomme. Et l’idée même de la satisfaction immédiate de nos désirs industriellement organisée, est précisément ce qui fait de nous des chiens.
Au fond qui a-t-il de grave là-dedans ? Pas grand chose peut être, seulement que la télévision est très vicieuse, qu’elle forme déjà plus qu’elle ne formatait avant, insidieusement, à notre insu, et à son profit, la dégénérescence de notre époque. Je pense simplement à certains professeurs qui ont de plus en plus en charge d’éduquer des enfants prééduqués par la télévision, des enfants qui ne sont plus en mesure de comprendre que tout n’est pas créé sous l’impulsion de leur seule volonté, que certaines choses demandent de la ruse, de la patience et de la curiosité, et que vouloir une chose ce n’est pas immédiatement la posséder. Je pense aussi aux filles que l’on ne séduit pas, que l’on voudrait directement sortir du réfrigératuer magique en portion individuelle, produit jetable directement consommable. Mais je ne suis ni professeur, ni femme, et je me mêle peut être de ce qui ne me regarde pas.
Celà dit, patiente, ruse et curiosité sont des vertus qui ne s’exercent qu’à l’occasion de l’autre, cet autre qui éveille en moi le difficile chemin d’une joyeuse rencontre. Quelle joyeuse découverte que celle de mon propre manque dans le corps de l’autre, et que cet autre tient en promesse de satisfaire pour peu que j’en découvre le chemin à force de curiosité, de patience et de ruse : celui qui sait, prompt à combler mon ignorance ; celui-là aimable, prompt à satisfaire mon amour. Et déjà de mes six ans, j’entrevoyais le chemin.
Ah l’enfant roi "du tout et du tout de suite", qui n’a jamais su être enfant, n’en finira pas, et l’humanité avec lui, de jouir de son propre caca. Même moins qu’un chien. Car on ne s’improvise pas chien même venu si haut des ruines de l’humanité.