Théâtre politique et culture :

Si Platon rejetait la poésie et le théâtre hors de la cité, comme autant d’activités illégitimes ou art du simulacre, c’est aussi que le théâtre joue la possibilité de la démocratie comme expression de la multitude :
« Que tout le monde ne comprenne pas la même chose mais que chacun comprenne quelque chose, c’est ce qui fait du théâtre un art démocratique. »
Au-delà d’un « esprit du temps » manifesté sous la forme du sensus communis d’une époque qui se veut universelle, le théâtre retrouve par la multitude la dimension politique de la démocratie participative qui se jouait sur l’Agora grecque. Le monde s’accroit en possibilités et significations en proportion de la multitude des regards qui lui sont portés. Le théâtre devient le lieu de la diversité, de l’altérité. L’Autre ouvre au Moi des possibilités de monde. Je ne suis moi-même qu’en étant d’abord un autre. Et cette éclosion du moi par la médiation de l’autre c’est aussi ce que joue le théâtre :
« C’est encore Borgès qui nous le rappelle : le théâtre est né lorsqu’un jour précis Eschyle, fit entrer à côté de l’hypocritès qui avait toujours été, jusque là, seul sur la scène devant le chœur unanime, un deuxième lascar. Le théâtre, véritablement, est né ce jour-là, de la division de cet un, de l’espace qui venait de s’ouvrir soudain devant tous entre le premier et le second acteur. Et, ce jour-là, l’hypocrytès reflua, il devient un personnage. »
Ceci nous permettra de mettre en lumière le fait que le moi ultime et absolu n’existe pas, comme au théâtre, l’identité est seconde sur l’altérité première. Et nous atteindrons ainsi à la dimension culturelle du théâtre. Toute culture s’érige en effet sur les cendres de ce qui la précède. Lorsqu’une époque s’installe et sédimente ses formes en normes, la culture devient institution. Elle court alors le risque de la barbarie. Dans la mesure où la norme permet de rejeter hors du cercle qu’elle trace tout ce qui n’y est pas conforme.
Quand la nouveauté du temps finit par se figer dans des formes ou structures normatives, le théâtre ouvre des horizons nouveaux, crée de la différence à partir de la répétition d’un passé. Cette répétition se joue sous la forme de l’interprétation. Répéter c’est interpréter un passé pour y entendre ce qui en son temps demeurait inaudible, à la lettre inouïe :
’’« N’est ce pas cela que nous montre le théâtre, qu’il n’y a que des interprétations, que des lectures, que des traductions ? Eternelle querelle des Anciens et des Modernes ; mais les Modernes sont Anciens, plus vénérables que les Anciens, ces jeunots : ils ont l’âge de l’histoire. »’’
Car chaque nouveauté répète tout le passé comme un héritage dont Char nous dit qu’il n’est précédé d’aucun testament. Cette idée est chère à Daniel Mesguich qui parlera volontiers d’une « transversalité de l’héritage » consistant à s’approprier ce dont nous ne sommes pas les destinataires légaux, légitimes ou naturels. Il s’agit de faire violence au don en réveillant ce qui en lui relève de l’impensé et de l’occulté. La répétition théâtrale consiste alors dans la rencontre de toutes les différences passées afin qu’en surgissent de nouveaux territoires, des façons nouvelles d’habiter le monde, dans la proximité au lointain en rappelant l’histoire dans le présent de la représentation.
Cette possibilité du futur par la répétition du passé dans le présent, c’est ce que Daniel Mesguich met en œuvre dans son travail théâtral mais aussi et surtout dans ses lectures :
« Quand l’ouverture se fait, ce qui apparaît au fond c’est que tout a commencé déjà longtemps avant. Le début n’est qu’une illusion d’optique.»
La tâche du metteur en scène, de l’acteur ou du lecteur consistera à donner corps à ce qui n’est pas là, immédiatement perceptible ; faire vibrer le texte des siècles d’héritages culturels, ranimer les paroles oubliées, hanter le présent d’un passé instamment menacé de disparition ou d’oubli.
Ces derniers travaux, tel Phasme qu’il présente comme un spectacle sur l’intertextualité revendiquent ouvertement ce vertige du théâtre jusqu’à le dévoiler :
« Quand je monte Hamlet, j’y infuse du Borges et du Kafka. Ici j’enlève Hamlet et il reste les textes que j’infuse dans mes mises en scènes. »
L’exercice de lecture pour Daniel Mesguich relève d’un acte de mémoire. C’est dans cette perspective que nous aborderons ses diverses participations au Marathon des mots, au festival de Grâce, etc. : dans la dimension de la mémoire, du passage ou de la transmission. Dimension qui relève sans doute d’un acte de résistance face à la menace d’une entropie contemporaine de la culture, dont l’oubli est sans doute à la fois le symptôme et le moteur.