L’objet de la culture est à prendre au double sens du génitif, du subjectif et de l’objectif. Il n’y a de culture qu’objectivée dans un objet. Or dira-t-on qu’il s’agisse d’un objet ou d’une valeur n’est-ce pas la même chose, une forme d’objectivité ?
La culture transcende toute temporalité, elle est désintéressé, se tient splendide au-delà de toute préoccupation quotidienne. Elle est lieu, ce dans quoi ce tient toute quotidienneté, ce dans quoi nous employons ou prenons notre temps, là où se déroulent tous nos intéressements. Bref, elle est monde, monde commun pour un peuple. Elle est monde en tant que lieu. Mais lieu ici n’est pas à entendre dans un sens spatial, délimité, aux contours nets dessinés dans l’espace, exhibant fièrement ses frontières. Lieu est ici ce dans quoi ou plutôt ce à partir de quoi quelque chose à lieu. Lieu de l’avoir lieu. Cet "à partir de quoi", s’il n’est pas spatialement délimité s’objective dans l’objet de culture, c’est à dire l’objet d’art.
Il n’y a de culture que là où un lieu l’accueille en tant que monde pour un peuple arraché à l’insistance d’une terre (Heidegger). Et cettre transcendance -quasi transendantale en temps que lieu de possibilité de toute réalité, lieu virtuel donc- de la culture s’objective en se réifiant dans l’objet culturel -voire cultuel : l’oeuvre d’art.

Dans quelle mesure un objet d’art peut-il valoir comme monde, lieu de culture où se rassemble un peuple ? Nous pouvons ici renvoyer à la Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt. L’oeuvre d’art se distingue de tout autre objet manufacturé en tant qu’elle est inutile par essence, donc sans usage donc inusable. Et par là elle manifeste la constance d’un monde. L’art s’oppose en ce sens à la culture de masse et à la culture de la consommation. En déterminant l’essence de l’oeuvre d’art par sa seule inutilité au-delà des jugements esthétiques qui recouvrent nécessairement une dimension subjective, Harendt renvoie l’oeuvre d’art à quelque chose d’objectif, objectivement inutile. La stabilité d’un monde est donnée par la constance -selon son inutilité- de l’oeuvre d’art. L’oeuvre d’art est principe de permanence. Mais dès lors que l’art ne s’incarne plus dans des objets, que l’art est soumis à la seule consommation, que sa valeur n’est plus induite que par sa valeur marchande, que reste-t-il du monde ? Y a-t-il encore un monde, lorsqu’il n’y a plus d’oeuvre d’art ?
Ce n’est pas la victoire du virtuel sur le réel qui caractérise notre époque contemporaine lorsque le film, le support disque ou papier se dématérialisent en objet numérique infiniment répétable et diffusable sur le net, -ce rapport réel/virtuel n’est d’ailleurs jamais compris- mais bien du néant sur l’être. Accomplissement du nihilisme comme oubli de l’oubli de l’être dans le néant réifié de la culture de masse.

Quand le peuple se fait masse et le monde cosmos, peut-on encore parler de culture même si c’est pour la dire de masse ? Question que se posaient déjà Deleuze et Guattari dans Mille plateaux infiniment mieux que le best seller du mois de Jacques Attali, dont le succès fait preuve, s’il en était encore besoin, de la victoire du néant sur la pensée.

En guise d’ouverture :
La culture est ce qui permet de penser la détermination individuelle à partir d’une détermination commune. En s’incarnant dans des objets -sans usages par essence donc inusable, offrant donc la caractéristique onto-métaphysique de la permanence, de ce qui perdure dans le temps- la culture devient lieu de rassemblement d’un peuple qui se reconnait individuellement dans ses oeuvres. De ce point de vue l’oeuvre d’art avant d’être objet d’un jugement esthétique est d’abord objet de culture revétant un caractère politique.
La situation pourrait être comparée sans excès de zèle, à la situation du Christ au Temple. Lorsque à l’approche de la fête juive de la Pâque, Jésus se rendait à la ville de Jérusalem au temple de laquelle se trouvait toute sorte de marchants que Jésus chassa en renversant les tables et jettant à terre leur argent : "Enlevez cela d’ici ! Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce !" Alors les Juifs lui demandaient :"Quel miracle peux-tu faire pour nous prouver que tu as le droit d’agir ainsi ?" Et Jésus leur répondit : "Détruisez ce Temple et en trois jours je le rebâtirait". "On a mis quarante six ans pour bâtir ce temple, répondirent les juifs, et toi, tu vas le rebâtir en trois jours ?"
Le temple joue ici exactement le jeu pour nous aujourd’hui de l’oeuvre d’art, lieu de rassemblement dévoyé par l’usage, mis à disposition il rejoint la détermination d’ustensile. Quand l’église ou le temple deviennent objet d’esthétique, quand la Joconde devient objet publicitaire, quand l’oeuvre d’art n’a plus aujourd’hui de valeur que marchande, produit d’investissement, que reste-t-il de culture et de monde commun ? Rien. Mais, dit le poète, "Du plus grand péril croît ce qui sauve." Et la réponse du Christ, trois jours pour retrouver le sens du temple détruit. Trois jours lorsque les batisseurs mirent quarente six ans à l’erriger de la pierre. Par quel miracle celà était possible ? Et ce miracle est-il pour nous encore réalisable ?
Le temple dont parlait Jésus était son corps, revenu de la mort à la vie en trois jours. Le corps investi de l’esprit saint porte en soi la divinité. Alors pour nous il s’agit de porter en soi, en son corps propre, ou sa chair le sens de l’inutilité de la vacance. Faire de soi-même une oeuvre d’art. Bon voilà en gros l’idée, il faut que je parte maintenant voir un spectacle de danse.