Pour Sartre un quartier de lune, est ce qu’il est, sans être quartier d’un être plus complet, le quartier est par lui-même un être complet qui n’a rien à cacher, qui ne recèle aucune virtualité. Ainsi dans la continuation de Saint Augustin, Sartre définit le réel matériel par l’instantanéité, le présent instantané. Il n’y a de passé et de futur que par et pour l’esprit. Dans les choses il n’y a que du présent et, corrélativement, la présence du passé et de l’avenir exige l’esprit ou le pour soi. Les événements sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Le monde considéré par lui-même est un seul être individuel qui ne change pas, un être plein et positif. C’est pour moi que les choses changent. Ainsi pour saint Augustin au Livre XI des Confessions, ce qui est passé pour moi, est futur pour un autre, mais toujours présent dans le monde. La feuille que j’ai vu descendre le fleuve, est pour moi passé, mais encore avenir pour un autre. Pourtant elle demeure présente dans le monde. Pour construire le temps il faut, outre la présence du présent dans le monde, la présence du passé et la présence de l’avenir. Le monde objectif, c’est-à-dire le réel, est trop plein pour qu’il y ait du temps. La feuille qui vient de passer est toujours présente dans le monde, ce n’est que pour moi qu’elle n’est plus, et pour un autre qu’elle n’est pas encore. Pour une pensée du réel sans virtualité, passé et futur se retirent de l’être pour passer dans la subjectivité comme mémoire et attention.
La subjectivité introduit le temps comme succession de maintenant prélevés sur la continuité de l’être présent. Le temps ainsi compris à partir de la subjectivité va du futur au passé. L’orientation du temps est dépendante du système de causalité à partir duquel on l’appréhende. Selon la cause finale le temps est appréhendé du futur au passé. Le temps déchiffré à partir de la subjectivité, est le temps du souci où la conscience est orientée selon ses préoccupations vers les signes qui annoncent l’événement avenir. L’esprit comme souci, se tourne vers le futur. Saint Augustin prend l’acte de réciter pour exemple. Dans la récitation l’attente est tournée vers le futur, vers le poème tout entier ; l’intention présente fait passer le futur dans le présent et le présent dans le passé en faisant croître le passé par diminution du futur. L’esprit attend et détermine le futur ; est attentif et détermine le présent ; se rappelle et détermine le passé. L’unité du temps s’effectue dans les actes de la conscience orientée vers le futur selon un schème de causalité finale : la récitation du poème tout entier. En ce cas le réel s’oppose au virtuel, comme la conscience s’oppose à la nature matérielle pleine positive, être qui n’est qu’être de part en part.

D’un autre côté, le réel sans virtualité est le réel rêvé par la science classique. Contrairement à la percée cartésienne, qui nécessite la position divine comme fondement de l’identité entre ratio cognoscendi et ratio essendi, entre l’ordre de la pensée et l’ordre de l’être, c’est en réduisant l’être à la réalité nue qu’il sera permis à Laplace de rêver d’une science faisant l’économie de tout principe divin : « Je n’ai pas besoin de l’hypothèse de Dieu pour expliquer l’univers ». Cependant si la science classique change la lettre, elle en conserve l’esprit ; le concept même de Nature appartient à une conception entièrement théologique dans son infrastructure, remarque Merleau-Ponty dans La Nature. La loi physique se permet de faire l’économie du concept de Dieu pour expliquer la nature, dans la mesure où chaque instant de l’état de la Nature est l’effet de l’état précédent. Tout le réel est donc soumis à la rationalité d’une série causale de "points flash" pour reprendre l’expression de Whitehead dans Le concept de Nature. Le temps se reduit à l’instant ponctuel raccordé à l’instant précédant et à l’instant suivant par la loi mathématique. L’oeil objectif du physicien déchiffrant le monde dans le langage mathématique, substitué à Dieu, est en mesure de connaître l’état de la Nature à chaque instant. Les lois de la relativité d’Einstein mais déjà de Galilée et Newton consiste en ce sens à unifier les points de vues divergents sur un même phénomène sous une unique loi mathématique. Aux lois divines se substituent les lois du physicien, rendu "comme" maître et possesseur de la Nature. Il n’est pas anodin à cet égard de remarquer que lorsque Newton réduit tout l’univers à l’égalité de la somme des forces au produit de la masse et de l’accélération, c’est au prés de Dieu qu’il s’excuse, et que lorsque Einstein établit la relativité restreinte et générale, c’est à Newton qu’il demande pardon ; c’est bien déjà que le physicien c’est substitué à Dieu. « Nous devons donc envisager, nous dit Laplace, l’état de l’univers, comme effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la Nature est animé, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule, les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. » Essai philosophique sur les probabilités. La science classique détermine l’être de la Nature afin d’établir son comportement, l’être précède le sosein, l’être tel. La science classique comprend l’événement de manière a priori à partir de la loi. Pour elle le temps est lu dans les choses, du passé vers le futur selon un schème de causalité efficiente.

Nous voyons donc que la séparation du réel et du virtuel peut prendre deux formes. La forme philosophique, de saint Augustin à Sartre, qui réduit le réel à la pleine positivité pour mettre le temps, le devenir et l’événement dans la conscience. La forme scientifique qui réduit le réel à une succession d’instants unifiés par la loi mathématique de l’esprit de science. Dans les deux formes que peut prendre la séparation du réel et du virtuel, l’homme se tient paradoxalement dans un rapport originel de spectateur désengagé au réel. Une telle conception n’est plus tenable avec la science moderne et les problèmes issus de la mécanique quantique. Celle-ci intègre le virtuel dans le réel. Et par là réactive le sens premier de virtualité. Virtuel provient du latin Virtualis que traduit le terme de" force". Le virtuel n’est rien d’autre que la réversibilité du réel, non pas un autre réel, une sur-réalité biffant la réalité elle-même, mais le "dynamisme" immanent au réel. "Dynamique" provient du terme grec Dunamis que l’on traduit par puissance. La puissance s’oppose à l’acte, Energeia, chez Aristote. La corrélation virtuel/réel retrouve dans une certaine mesure la corrélation de l’acte et de la puissance. Etre en puissance c’est être ouvert au mouvement et au devenir, c’est le marbre qui est en puissance matière propre à recevoir la forme achevée de telle ou telle statut, apte à s’actualiser sous telle ou telle forme. L’acte est donc la forme achevée de la matière en puissance de devenir. Le couple acte/puissance est principe de devenir de la nature. Ramener la Nature au couple réel/virtuel comme au couple acte/puissance, c’est considérer la nature comme principe de son propre développement. La Nature est le mouvement de s’auto-développer, de se produire soi-même. Cependant il n’est pas équivalent de considérer le réel sous l’aspect du couple acte/puissance ou sous l’aspect du couple virtuel/réel. L’acte précède toujours la puissance chez Aristote, de telle sorte que la forme achevée précède l’achévement de la matière comme forme. La Nature est par là un être finalisé où la déterminité précède toujours la détermination réelle.
Or précisément la mécanique quantique joue comme une instance démoniaque dans l’ordonnancement rationalisé du réel. En déjouant la prétention de la connaissance, elle est ce qui donne le plus à penser. Le physicien ne tient plus la place d’un spectateur désengagé du réel. L’observation du physicien n’est pas neutre, elle joue un rôle dans le système observé. De telle sorte il n’est plus possible de tenir la place de l’objectivité. L’objectivité passe à l’âge d’or de la science, utopie d’un rêve passé. Dans l’étude des particules élémentaires, la conception de l’instantanéité est faussée, car l’électron ne se trouve pas là où se trouve sa charge. L’électron ne réside pas dans une spatio-temporalité ponctuelle et objective, c’est un être trans-individuel et trans-temporel. Les conséquences de la mécanique quantique obligent à repenser l’idée du réel. L’idée d’un réel objectif n’est plus tenable. La réalité est grosse de sa virtualité, de sa poussée indivise au réel dans une création d’imprévisible nouveauté qui met en défaut l’ordre de la causalité et brouille la distinction réglée du subjectif et de l’objectif. Le réel est réduit à l’événement dans lequel nous sommes embarqués. La perception a lieu à l’intérieur de la nature, elle est un événement au même titre que tout événement de la nature. Le réel peut être représenté comme une vague se continuant sans cesse, sous la poussée du virtuel qui joue comme l’onde dans la vague, dans une distribution toujours renaissante d’êtres polymorphes. Le réel est mémoire de l’univers où s’empiètent passé et futur dans un présent mal découpé, mal défini, jamais tout à fait présent. Si nous voulons nous donner une autre image du jeu du virtuel et de réel, pensons à la présence dans le cadre, des chevaux de Géricault, qui ne nous donnent l’impression étrange de courir éternellement sur la toile que parce qu’ils adoptent une posture qu’aucun cheval n’a jamais pris dans la réalité. En eux empiètent dans le présent de leur présence le passé et le futur, ils courent parce qu’ils transcendent tout point flash qui les contiendrait éternellement figés dans l’instantanéité (mortellement) objective. C’est donc le plus réel qui est l’irréel et le plus virtuel qui est le plus réel. En ce sens, c’est bien la photographie qui ment, non la peinture. Car celle-ci est la plus réelle en étant la plus virtuelle.

En définitive le virtuel crée du réel. En ce sens ce que l’on appelle sans doute abusivement la réalité virtuelle d’internet n’est pas ce que l’on en pense de prime abord et le plus souvent. Dans la réalité mon voisin de chambre, que je n’ai jamais rencontré, m’est bein plus irréel que n’importe quelque personne que je pourrais rencontrer sur n’importe quel chat de rencontre. La virtualité en ce sens expend le réel, permet de communiquer, de voir, de se situer au-delà des frontières physiques.