Peut-être qu’à bon droit nous pouvons affirmer avec Hegel que l’art est chose du passé, mais ce qui importe surtout avec Hegel, c’est la possibilité de penser l’entrée de l’art à travers son essence, dans le champ de l’esthétique devenue inséparable d’une conception métaphysique. L’esthétique corrélative de la métaphysique ouvre à l’art un champ dans le quel il s’oublie lui-même quand le même s’annule dès lors au profit de l’idéalité avant d’être révélé dans sa phénoménalité. Pour Hegel, l’art comme ensuite la religion puis la philosophie ont pour but commun, la réconciliation du sujet et de l’objet par le dépassement dialectique de leur antagonisme. La peinture ne peut pas être simple imitation, diagramme et forme vide, elle redouble l’expression par un contenu intentionnel qui s’entremêlent l’un à l’autre. L’expression picturale est un jeu de fond et de forme qui passe par l’objectivation du subjectif dans la matière. Aussi, l’expressivité matérielle de la couleur est toute au service d’une logique tout à fait abstraite et indifférente à son support. De plus, la participation du sensible à l’intelligible ou le dépôt de ce dernier dans le premier, restent, en tout cas pour Hegel, inadéquats l’un à l’autre car l’œuvre d’art demeure une idole, un leurre ontologique pour une signification idéelle toujours-déjà par avance constituée, qui n’attend qu’un corps pour s’incarner. Toute la recherche théorique, notamment lorsqu’elle concerne l’art conceptuel et pour une certaine part que l’on nomme aussi « abstrait » n’aura pour unique but que de corriger cette inadéquation, afin de révéler le sensible comme sensible au niveau ontologique ; où par voix de conséquence, le sensible se hanterait lui-même comme étant à lui-même sa propre idole. Mais cette volonté de penser la peinture aura le mérite de s’effondrer toute seule, pour laisser le champ à une interprétation iconique de l’œuvre faite de distance et de tension entre sens et sensible, universel et particulier, image et référent…, et non plus de scissions entre un sujet et un objet.

Cette entrée de l’art par le biais de l’esthétique dans le régime métaphysique s’annonçait déjà, mais d’une autre manière, avec le Laocoon interprété, lu et réécrit par G.E. Lessing. Cette interprétation aura pour effet de nous arracher à la passivité de la contemplation en nous ouvrant les champs libres de la pensée. Dans son Laocoon, Lessing établit des frontières entre deux types d’arts, les arts spatiaux qui relèvent du visible et les arts temporels que sont la musique, la danse, la poésie. Chaque art fonctionne comme un agent d’information d’une matière qui lui est propre (la couleur pour la peinture, l’argile pour la sculpture, le corps pour la danse, le son pour la musique, le mot pour la poésie…) et selon la logique expressive qui est propre à cette matière.

La publication en 1766 du Laocoon de Lessing constitue une des premières grandes attaques contre l’ut pictura poesis qui tentait de lier arts du langage et arts des formes à partir du moment où la Nature, ce Cosmos, leur était modèle commun, en posant les bases d’une doctrine de la spécificité du médium. La matière que tel art travaille, travaille en retour les possibilités expressives de cet art. Pourtant l’art moderne dans toutes ses expressions n’a cessé de vouloir se constituer autour d’une analogie profonde. Ainsi, les futuristes italiens ont noué toutes les disciplines, la musique bruitiste de Russollo, la poésie de Marinetti, comme la peinture et la sculpture, autour du bruit, de la vitesse et du mouvement. Les surréalistes s’unissaient autour de l’expression inconsciente, l’école du Bauhaus cherchait aussi l’univocité expressive autour de la synesthésie. Le groupe De Stijl opère, après le cubisme, une synthèse des arts autour de l’abstraction géométrique en soumettant, après la perspective géométrique de la Renaissance, la nature à la loi mathématique. L’univocité éclatée de l’art semble se distribuer dans une diversité de synthèses cristallisées autour d’un noyau idéal chaque fois différentes. Mais plus encore, l’œuvre elle-même se fait synthétique, Braque et Picasso introduisent des lettres, des mots dans leurs tableaux, Barbara Kruger reprendra le même procédé en ayant les murs mêmes de l’exposition comme support de slogans. Il semble alors que tout l’art moderne et contemporain, outrepasse littéralement l’analyse de Lessing, pour retrouver les doctrines de l’ut pictura poesis n’ayant que faire de la limitation des possibilités expressives de la matière.

L’artiste va de la forme idéale à la matière, le spectateur en retour, va de la matière à la forme qui y est exprimée, l’un et l’autre sont d’une égale activité créatrice, activité vectorielle de l’esprit qui garde le même sens mais change de direction. L’hylémorphisme qui est au fondement d’un tel processus de création ne revendique pas simplement la participation passive de la matière à l’expression d’un sens. Lessing anticipe aussi dans une certaine mesure les thèses de Deleuze sur la création lorsque tous deux affirment que le sens d’une œuvre est dépendante d’une logique des formes matériellement déterminées. La consistance matérielle de l’œuvre est un élément actif de son expressivité, elle a un rôle actif à jouer. La frontière entre les arts n’est en ce sens pas arbitraire et pas non plus originairement idéelle puisque la matière dans laquelle un art s’exprime a toujours déjà un sens, une inclination, une expressivité potentielle propre. La matière s’exprime aussi elle-même dans l’expression de la main qui la modèle ou la module. Toute intention ne peut informer indifféremment n’importe quelle matière. L’analyse de Lessing se concentre sur la sculpture du Laocoon, considérée depuis la Renaissance comme l’emblème de l’idéal artistique des anciens. Elle représente la mort de Laocoon et de ses deux fils, tués à Trois dans les anneaux de serpents d’Athéna. Cette sculpture, loin d’être imitation de la nature, témoignait du moins pour J.J. Winckelmann et l’idéalisme, de la douleur du corps et de la grandeur de l’âme réparties avec la même vigueur dans toute la structure de la statue. Ainsi, Winckelmann reconstruit à partir du Laocoon toute une esthétique idéale de l’art grec comme pur reflet de l’âme mais en omettant de surcroît, car tel en est le prix, les corps douloureux et expressifs de la poésie d’Homère . Ainsi, contre Lessing, Winckelmann fait droit à l’esthétique hégélienne qui rejette toute expressivité personnelle et individuelle et donc le cri en sculpture considéré comme une « bagatelle psychologique » renvoyée à son inconsistance. Mais pour Hegel, l’esthétique du Laocoon ne représente pas ce moment indépassable de l’art, elle n’est qu’un simple moment d’unité et de différence à soi de la représentation, où l’âme et le corps, l’idéal et la matière, ne sont pas encore identifiés dans leur unité. Ce ne peut être qu’en peinture que cette unité peut avoir lieu, puisqu’en elle la matérialité brute et pure y est réduite à son minimum. Ce dépassement de l’art classique grec s’effectuera dans l’expression picturale romantique et la kénose religieuse. L’incarnation de l’esprit absolu n’est possible que par un appauvrissement extrême de la matérialité même. Le monumental et le colossal étaient la demeure qu’il n’a jamais habitée, premier moment qui n’a d’expressivité qu’extérieure puisqu’en effet rien ne rayonne de l’architecture symbolique puisque rien n’y est immédiatement exprimé, elle est pur signe ne renvoyant qu’indirectement à ce qui n’est pas en elle incarné. Comme en sculpture, les formes sont rendues visibles par la seule lumière extérieure. En peinture, remarque Hegel dans son Esthétique, la matière a en soi son élément interne, son idéal : la lumière. Elle tire d’elle-même sa clarté et son obscurité dans des jeux de clair et d’obscur ; et l’unité de la lumière et de l’obscur, c’est la couleur. Voilà qui aurait suffi à départager Michel Ange le classique de Léonard de Vinci le romantique, sur la valeur artistique de la sculpture et de la peinture. Si nous pouvons voir dans l’art de la Renaissance s’achevant dans le maniérisme la figure terminale de l’odyssée de sens et de l’incarnation de l’esprit, vivant dans l’objectivation, elle en reprend aussi tous les moments : l’architecture de Brunelleschi, la sculpture de Michel Ange et la peinture de Léonard de Vinci. Hegel retrouve la clarté et la transparence de l’image idole du quattrocento, son idéal d’immanence et l’abolition de la distance entre l’image et le référent. La perspective est une science et nullement un effet de matière, l’idéal transcende la matière et le tableau n’offre à l’œil aucun paradoxe puisque tout y est toujours déjà donné constitué. Le beau est affaire d’harmonie scientifique qui ignore par principe les limitations matérielles de l’expression que Lessing mettra à jour.

Pour Lessing, comme plus tard pour Deleuze, en chaque art le style de l’œuvre dépend aussi de la matière, l’intention de l’artiste dans sa réalisation demeure dans la tension entre l’intention pure et la retenue spécifique de la matière. En vertu de ce premier principe, l’art est régionalisé, non par un idéal, mais par sa matière spécifique, la matière n’étant plus un simple support des qualités esthétiques spirituelles. Cependant, l’objectivité de la représentation est maintenue par le fait qu’à une chose spatiale correspond une représentation spatiale, et qu’à une chose temporelle correspond une représentation temporelle, c’est à dire une expression subordonnée à la succession. L’objectivité de l’expérience sensible est distribuée selon deux modes de l’apparaître posés a priori comme évidents. Si Lessing fait une avancée par rapport à l’esthétique idéaliste (et sur un autre front, par rapport à l’Ut pictura poesis, qui demeure une illusion idéaliste puisqu’elle « renvoie indûment la matérialité des œuvres du côté de l’objectivité ou de la choséité indifférente au sens, autrement dit, du côté du pur et simple support des qualités esthétiques spirituelles » ), tout le chemin vers l’origine de l’œuvre d’art, avant le démembrement de l’expérience esthétique, n’a pas encore été accompli.