Dès lors qu’il n’est plus, depuis l’art grec, la forme la plus haute de l’esprit. Qu’il ne confère plus de vérité à l’existence, l’art est pour Hegel chose du passé. L’art grec définit l’apogée de l’histoire de l’art en tant qu’il est vérité rendue sensible ou mise en œuvre de la vérité de l’Etre comme présence. Car l’œuvre d’art a pour tâche essentielle d’être comme incarnation sensible de l’intelligible, donc aussi d’élever le sensible à la sphère intelligible en redoublant sa naissance par le travail de l’esprit. L’art n’a d’autre destination que d’offrir à la perception sensible, la vérité telle qu’elle est dans l’esprit, nous dit Hegel dans son Esthétique.

A son zénith, l’art se libère en libérant ce qu’il a, dans son développement, mis en œuvre et fécondé, pour ouvrir enfin à son dépassement dans l’esprit incarné de la religion chrétienne. Puisque alors, un corps est venu supprimer historiquement la nécessité de l’œuvre tout en conservant mais transformée, celle de la médiation. Ce corps n’est autre que celui du Christ, incarnation du Verbe et de l’esprit, c’est à dire présence sensible et spirituelle de l’absolu lui-même en une seule et même figure. Dès lors, toute présentation de l’absolu dans et par une œuvre d’art devient, par essence, non plus simplement inadéquate (puisqu’il y a toujours chez Hegel inadéquation dans toute œuvre d’art), mais dépassée dans la figure du Christ qui prend en charge la transsubstantiation de l’Infini en fini, d’un corps qui se spiritualise. L’art est donc pour Hegel, médiation entre le sensible et le sensé par l’incarnation de la vie de l’esprit, moment inaugural où l’esprit absolu se réalise. C’est l’Idée même, l’en soi et le pour soi d’un monde originairement étranger qui se montre au travers d’une compréhension esthétique. L’art est donc foncièrement historial, il a un sens, une finalité et une fin, son sens est celui qui mène, pour s’y achever, à la réalisation sensible de l’idée absolue.

La mort de l’art dans sa fin destinale n’est-elle d’ailleurs pas attestée par la figure du subjectivisme absolu et du point de vue relatif qui hante l’art depuis au moins la naissance du maniérisme en peinture. Car nous sommes bien ici, avec Hegel, à l’opposé du subjectivisme absolu d’un certain art contemporain, où la chose perd de son épaisseur et devient objet pour un sujet qui se représente la chose comme une enveloppe morte visible et corps objectif, afin de n’opposer à l’agressivité de ce monde d’objets qui semblent ne jamais l’avoir attendu pour fonctionner, un monde d’affect, d’impressions personnelles ; en d’autres termes, un monde de l’intériorité réactive, fermée sur soi qui se retire en soi pour y mourir. Rejetant le monde, l’artiste se rejette lui-même, du moins en tant qu’artiste car nous ne saurions aller trop loin dans cette interprétation de l’art, qui est notamment celle de M. Henry , comme moyen de révéler la vie dans l’immanence radicale de son pur pathos. Mais développer sur le champ artistique, la posture intellectuelle qui consiste à prendre l’œuvre comme expression du pur pathos d’une subjectivité hors monde, retrouve, mais renversée, la même illusion que la position hégélienne. L’une et l’autre attitude bloquent radicalement ce que l’œuvre donne à voir, comme si toute œuvre ne pouvait se satisfaire de sa propre visibilité et devait donner autre chose qu’elle-même au travers de signes qui ne sont finalement signes que de soi-même, que de ce que porte l’œil comme a priori synthétique ou conceptuel à l’encontre de la phénoménalité propre de ce qui monte au visible.

Parallèlement, corrélativement peut-être, au caractère destinal de l’interprétation hégélienne de l’art il semble difficile de parler d’une univocité de l’art contemporain, de le décrire ou le dire en un seul récit, une seule intention ou motivation même formelle, à défaut d’être intellectuelle ou conceptuelle ; difficile aussi d’en extraire une exigence de finalité ou une quelconque prétention métaphysique, parasité alors par les exigences mercantiles, publicitaires, voire politiques et son éclatement dans des moyens d’expression toujours nouveaux (lumière, électricité, vidéo, nouvelles technologies de communication, matériaux nouveaux…). L’art semble effectivement frappé de déréliction et ce qu’il en est aujourd’hui de l’art semble corroborer l’interprétation hégélienne. L’art n’a plus de contenu, parce qu’il peut alors avoir n’importe quel contenu. L’art contemporain est trop pluraliste, dans son intention aussi bien que dans sa réalisation, pour pouvoir être saisi par une seule dimension. Pluraliste au point peut-être de se départir de son soi ; excentré, il colle et satisfait à l’œil d’une masse substituée à défaut, à la force d’un peuple.

Cependant, si l’art était et demeurait chose du passé, il nous serait possible de lire en lui comme l’expression de la joie infantile d’un retour au jardin d’Eden, d’une régression à la satisfaction immédiate. Entrons-nous dans le siècle de la mort de l’art, si du moins l’expression « chose du passé » signifie –au-delà de l’inactuel- sa propre mort ? Alors qu’il est aussi celui du règne inconditionné de l’image qui court-circuite la vision comme découverte de l’être pour la conditionner, la "massifier" et finalement l’aveugler à la visibilité même. De ses cendres, peut-il être encore une braise, prête à raviver d’une masse, les forces d’un peuple ? « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », disait S. Beckett, mais peut-on encore hésiter quant à la fin de l’art, quand sa suprême destination de médiation entre l’apparence sensible et la réalité intelligible aurait été atteinte ? L’œuvre d’art comme chose du passé devenue objet d’esthétique et affaire de goût, retrouverait le musée comme terrifiant sanctuaire de la beauté.