Projet et liberté :

Prenons ce fait pour acquis : La liberté consiste dans la disposition de son temps. Certes il s’agit d’une définition vulgaire de la liberté puisqu’elle s’appuie sur un concept vulgaire du temps : le temps des horloges, le temps universel, commun à tous et à toute chose, le temps du On, infini et éternel par delà les instants qui le scandent. Selon un tel concept du temps ma liberté semble infinie comme semble l’être le monde "pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes", dont parle Baudelaire dans Le Voyage et pour lequel "L’univers est égal à son grand appétit. Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !" Ainsi chaque jour, chaque instant semble une source infiinie de possibilités infinies dans le temps infini qui m’est imparti. Mais c’est là faire un rêve éveillé. L’infini est pour l’être fini que nous sommes, un être de raison. C’est pourquoi il n’y a de liberté qu’en acte dans un temps propre fini qui est la structure de l’être individuel concret comme projet.
Se décider pour l’existence en mode propre, tel est le sens profond du projet qui passe par la temporalisation, l’appropriation de son temps propre dans lequelle se temporalise la singularité. L’homme est cet étant insigne dans l’être du quel il y va précisément de son être même, à l’occasion d’un projet au sein de la préoccupation qu’il a pour lui-même. C’est-à-dire qu’il se choisit son propre mode d’être, ce qui n’est le privilège ni de la pierre, ni de l’animal, mais de l’homme seul, qui est en son fond liberté. Aussi l’homme est nécessairement un être individuel –même s’il est d’abord, dans la communauté du On, lui-même le on- qui se détermine existentiellement et non essentiellement selon le projet qu’il se choisit, se donne librement la figure de son individualité.
La liberté comme définition de l’humanité anéantit toute idée d’humanité comme nom générique d’une définition quelconque mais essentialiste de l’homme, qu’elle soit celle d’animal rationnel, de créature de Dieu, de structure psychotique ou de névrose, d’acide désoxyribonucléique, de peuple ou de culture. Ne reste que des individus responsables de leur propre projet, qui se destinent au projet pour lequel ils se décident librement, par la possibilité absolue qu’ils ont de se pro-jeter.
La liberté est première en l’homme sur le mode du tout possible, mais doit s’actualiser par le choix d’un possible dans lequel nous nous réalisons comme être libre, c’est à dire comme être individuel concret toujours singulier. Or un tel processus d’inviduation selon la singularité du projet engage nécessairement une certaine conception du temps. C’est dans l’appropriation de son temps, comme temps propre du projet, que l’individu prend figure selon la singularité qu’il se choisit. Mais c’est aussi par le temps, temps objectif, temps du calcul cette fois, que l’individu court le risque de l’aliénation.