Il est facile de se méprendre sur le sens de cette notion de "volonté de puissance" chez Nietzsche. La volonté de puissance ne consiste pas à vouloir le pouvoir ou la puissance, elle ne consiste pas à exercer l’un ou l’autre en soumettant et dominant d’autres volontés. Au contraire soumission et domination sont les symptômes d’une volonté réactive chez Nietzsche, elles sont le signe d’une volonté faible. La soif de domination que l’on nomme communément mais improprement puissance est en réalité faiblesse. C’est ce qu’illustre la fable de l’agneau et de l’oiseau de proie dans Généalogie de la morale. Que peut-on entendre alors par "volonté de puissance" si ce n’est la volonté de domination ? Pour en comprendre le sens, il faut ramener cette notion dans l’horizon de la morale.
Traditionnellement la morale répond à la question : "Que dois-je faire ?" Elle détermine ce que le sujet doit ou ne doit pas faire, elle fixe les normes du bien et du mal et contraint la volonté à ces normes. La volonté doit vouloir le bien et rejeter le mal, elle doit se contraindre au devoir. Si la volonté est infinie c’est à dire infiniment libre comme l’affirme Descartes, elle doit pourtant se déterminer à agir selon certaines règles, maximes ou conduites, qui sont celles du devoir. Indéterminée, la volonté n’est rien, elle est comme nulle. La liberté d’indifférence est en effet le plus bas degré de la liberté comme l’affirme Descartes. Elle n’est que dans la stricte mesure où elle se détermine à ceci plutôt qu’à cela. En tant que règles de conduite le devoir limite donc la volonté mais dans la strict mesure où elle lui donne forme afin de déterminer son être. La volonté peut alors être définie comme la faculté de se déterminer à agir selon la représentation de certaines lois. La volonté sera alors dite hétéronome lorsqu’elle est déterminée par des mobiles sensibles extérieurs, et autonome lorsqu’elle est déterminée par la loi morale qu’elle se donne à elle-même librement. Cette loi est pour Kant, morale lorsqu’elle est universelle. Elle prend alors la forme de l’impératif catégorique : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir en même temps comme une loi universelle." L’universalité de la maxime ou de la loi confère à l’acte son caractère moral. La volonté doit vouloir l’universel, ce qui peut être accompli sans contradiction. Ainsi la volonté perd tout caractère propre et singulier. La volonté individuelle devient universelle, le « Je » devient un « Nous ».
A la volonté morale et universelle autrement dit anonyme et impersonnelle, Nietzsche oppose la volonté de puissance qui ne consiste pas à agir selon la forme universelle de la loi morale mais à vouloir ce que je peux supporter. Le pouvoir se substitue au devoir dans la limite de la volonté. La volonté de puissance signifie donc vouloir ce que je peux supporter. Et ce que la volonté peut supporter détermine ontologiquement celle-ci, lui donne forme et figure. En dernière instance, ce que peut la volonté relève et renvoie à la notion d’éternel retour. En effet ne relève de ma puissance que ce que je peux éternellement supporter. Ainsi à l’impératif catégorique de Kant se substitue cette autre impératif que nous pourrions formuler de la sorte : "Agis de telle sorte que ce que tu fais tu puisses le faire éternellement". N’est bon pour soi, que ce qui peut être fait éternellement, ce dont le retour éternel suscite de la joie augmente les capacités d’actions et éloigne de la souffrance et de la passivité. Le syntagme « volonté de puissance » caractérise l’expression éthique de la singularité du sujet, sous la forme du bon et du mauvais pour soi, de ce que je peux ou ne peux pas faire sous l’aspect de l’éternité. L’éternel retour devient la règle de la volonté, mais d’une volonté non plus universelle mais singulière.