Je savais depuis tout petit ce qu’était exactement l’érotisme. Aujourd’hui je dirais une odalisque d’Ingres ; lascive et apaisée lorsque tout en elle est, jusqu’à l’étoffe dévoilante, manifestation d’une intériorité. Un secret, son secret, dont seule la présence est présentée, ténue, fragile mais, lui, retenu dans son secret. « Il y a » un secret ; un secret de l’apollinien renversé : « Connais-moi moi-même » m’enjoint-elle désirable, d’un désir offert à l’ouvert, infiniment réitérable. J’en avais fait l’expérience originelle dans une bille de verre.
Si l’on s’en souvient, nous avions, petit, au moins deux sortes de billes : les billes en terre vénérées par les plus vieux de nos pères à la mémoire d’argile, et les billes de verre, que nous-mêmes vénérions d’un mysticisme naissant et profane. La terre se camouflait, certes, d’elle-même mais sans mystère, se continuant identique sous l’opacité de sa surface, aussi peu attrayante qu’une mie de pain roulée, cache qu’elle n’a rien à cacher. Le verre… rêvait infiniment la cachette. Du verre à l’argile c’est une autre mystique qui se raconte. De même que du sillon de l’argile à la rue de nos villes, un autre monde devait s’ériger : le monde de la pornographie.
Si la terre présentait un non-savoir d’elle-même que l’on pouvait s’imaginer savoir, une espèce de négativité foncière (la terre dans sa profondeur de terre que l’imagination portait au paraître, développait le négatif sans support photographique –comme à la maîtrise de la tâche, s’épanouie du sillon le mystère de la terre) la transparence du verre offrait pour sa part le plus grand des mystères au sein même de sa splendide parence. Tout y était à voir, tout y était plein. Mais à l’œil de l’enfant, il y était à voir que tout ce qui était vu n’était pas vu, qu’il s’y échappait quelque chose à la prise du regard, quelque chose d’absolument immaîtrisable, quelque chose de la modernité. Quelque chose était inouï –ou à lettre invu- dans cette bille de verre où rêvaient éternellement d’une transparence absolue ces saillis d’encre, rouges ou vertes médusées : le phantasme.
Cartésien avant l’heure de raison, elles passaient sans repos de la rêverie de nos yeux à celle de nos doigts. Lorsqu’à la croisée de ces errances sensibles, rien ne nommait au-delà de nos billes-là notre fascination, elles donnaient frottées l’une à l’autre, de petits crissements comme autant d’indices de la sexualité du verre. Petits effets de matière, petits coïts de la bille au cours du quel le mystère n’apparaissait pas plus qu’auparavant : Quelque chose résistait sans cesse dans la clôture du mystère. Ça résistait à l’analyse sensible, à la sexualité du frottement, aux excès de rage portés à coups de pierre lorsque s’éprouvait la rudesse du mystère, tandis que dans le même temps, s’apaisait la colère proportionnelle à l’inflation du caché. D’une stérilité masturbatoire, les excès du corps calmaient l’excitation du mystère ; mais la tranquillité retrouvée, le même mystère demeurait intact.
Tout y était montré jusqu’à l’outrance pourtant il y manquait quelque chose qui fascinait le regard, excitait tout le corps. D’autant qu’aucune expérience n’était envisageable au-delà de celle de sa propre incapacité masturbatoire au bout du calme de laquelle les troubles réitéraient toujours leur présence. C’est là, dans ce qui était pour l’enfant perdu dans la rêverie du verre insoumise à la prise du regard, l’insaisissable mystère, que fut ma première image pornographique, la première domination outrageante de l’invisible sur le tout –parfois trop- visible. Outre-monde de rêveries salutaires que ne pouvaient connaître nos pères, ceux qui du sillon, par leurs incantations maîtrisant le mystère, faisaient surgir les promesses d’une terre, un monde de la ruralité qui ne pouvaient soupçonner l’essence même de la pornographie, notre nouvelle mystique.