« Je ne vois pas la cachée dans la forêt »
L’art ou le dévoilement de l’être occulté

Par un tour de passe-passe grammatical, le titre de l’œuvre de Magritte établit une loi d’essence à la dissimulation. Il est sans doute du propre du caché de pouvoir apparaître, être vu ou découvert. Ce n’est sans doute qu’un temps et par accident que ce qui est, peut nous être dissimulé. Or en substantifiant l’adjectif « caché », Magritte pose un paradoxe du visible ; plus que d’être cachée, la fille du tableau de Magritte est « la cachée », celle qui par son être même – substantifié comme caché – ne saurait apparaître. Or ce qui ne saurait apparaître puisque son être même est le caché, ne saurait être. Etre soi-même et en soi-même le caché revient purement et simplement à ne pas être.
Il est intéressant par ailleurs de noter que le mot chose qui vient du latin Causa qui a donné le mot « cause », se traduit par le latin Res. Or Res est aussi le terme latin duquel dérive le mot « rien ». Il y a donc par l’astuce de la langue, une profonde corrélation entre la chose et le rien. Que la chose même soit un pur néant, c’est ce qu’atteste pour nous le tableau de Magritte. Pourtant sous les traits d’une fille, elle apparaît sur la toile cette cachée. Magritte contredit lui-même son premier paradoxe qui consiste à déterminer l’être par le caché, en faisant apparaître ce qui est en sa substance, caché. Divagation surréaliste ou vérité ontologique ?
En réalité Magritte répète les fondements de la tradition métaphysique pour laquelle il est du propre de l’être de ne pas apparaître : « Ce qui est, ni ne se sent ni ne se voit ni ne se donne ; ce qui se sent, se voit, se donne, n’est pas ». Telle est la formule par laquelle Jean-Luc Marion énonce le paradoxe du déficit phénoménologique de l’être déterminé par la substance. En effet, si l’être est déterminé par la substance comme ce qui demeure sous les changements qualitatifs mais visibles, la substance elle n’apparaît pas. Le morceau de cire peut bien changer d’aspect, d’odeur de couleur de consistance, bref changer du tout au tout, il n’en demeure pas moins le même morceau en vertu de ce qui dans le sensible n’apparaît pas, l’unité de sa substance, l’être même auquel se rapporte toutes ses qualités sous la forme logique : la substance cire est jaune, rouge, dure, molle, etc. Le premier paradoxe n’en est plus nu au regard de la tradition de la métaphysique qui détermine l’être par l’inapparence.
Reste le second paradoxe. La cachée est l’être même déterminé par la substance. Mais ce caché en soi et pour soi peut-il entrer dans le visible sans contredire sa détermination absolue et substantielle de caché ? Comme l’atteste le tableau de Magritte, l’art permet un tel dévoilement de l’être dans le visible. C’est sous les traits du beau, lorsque le beau depuis Kant au moins, outrepasse les catégories de l’objectivité pour atteindre à la chose même qui reste dans nos préoccupations quotidiennes fondamentalement cachée, que l’être même peut apparaître. Heidegger a bien montré qu’il était du propre de l’ustensile de ne pas apparaître tant qu’il est en usage. Et de prime abord et le plus souvent c’est sur le mode de la préoccupation que nous commerçons avec les choses du monde. Considérer la chose du point de vue de son utilité, c’est nier sa spécificité au profit de sa finalité. Dans l’usage, la chose disparaît, et ce n’est que dans la panne, dans l’annulation de ce en vue de quoi elle est faite, que la chose m’apparaît telle qu’elle est. Je ne vois pas le marteau dont je me sers autrement que dans l’efficacité de son usage. La tour Eiffel par exemple resplendit dans l’œil virginal du touriste japonais, comme elle a resplendi une fois au moins dans l’œil novice du parisien avant de s’abîmer dans l’utilité quotidien comme lieu d’habitude et d’usage dans lesquels la tour a fini par disparaître. Par l’usage je ne vois plus ce qui m’entoure. On comprend dès lors l’importance d’artistes comme Christo ou Duchamp. C’est en les faisant disparaître sous ses toiles tendues que Christo fait apparaître les choses qui disparaissaient dans l’usage quotidien. Par ses Ready-made, Duchamp met l’objet hors d’usage, et c’est hors d’usage que la chose m’apparaît comme pour la première fois lorsqu’elle disparaissait dans l’usage quotidien que j’en faisais. Négativement chez Christo ou positivement chez Duchamp, les choses m’apparaissent en s’abstrayant de leur usage.
L’art possède cette possibilité de nous faire apparaître ce qui de prime abord et le plus souvent n’apparaît pas ; il ne rend pas le visible, il rendre visible, disait Klee. Et c’est dans la beauté que la chose même nous apparaît. La beauté n’est pas un simple jugement subjectif d’agrément ou de plaisir. Il est depuis Kant un jugement universel sans concept. Une chose ne sera pas dite belle ni parce qu’elle me plait, ni parce qu’elle est conforme à un concept relatif de beauté, mais parce qu’elle resplendit d’une présence pleine, outrepassant les limites même de ce que peut penser la penser.
Là où je perds ma langue, là où je perds ma voix, bref si je perds l’usage, c’est la chose qui est là. Et la chose là m’impose alors d’inventer un langage qui soit le sien et non le notre, un langage qui aille au-delà du commun et de l’utile. Si la science arraisonne la chose aux limites de l’entendement humain et de ces catégories, l’art est fait par la chose au même titre que l’on dit de l’amant qu’il est fait par l’être aimé – être fait, pris, saisi, ravi. Le scientifique appréhende l’arbre dans le sens d’une plus grande utilité, quand il traduit l’arbre en énergie, matière et atome, c’est pour lui faire tenir le langage de la machine à vapeur. Dans la langue du poète c’est l’arbre lui-même qui s’exprime dans des formes inouïes sous des traits qui ne nous avaient jamais été présentés. La science objective investie l’arbre de ses catégories, l’art est investi par le silence de l’arbre qui lui impose ses formes. La science objective lorsque le poète « arbrifie ».
C’est la raison pour laquelle, Magritte sans contradiction peut bien faire apparaître sous les traits d’une fille celle qui en sa substance demeure cachée, la cachée. Si l’acquiescement éclaire le visage nous dit Char, la beauté lui donne le refus. Ce refus est le refus de l’usage. Et dans cette soustraction à l’usage elle est belle, et dans cette beauté elle apparaît.