L’existence tragique vécue comme une joie :

C’est qu’effectivement les larmes du théâtre ne mouillent pas. Ni la mort ni la vengeance, ni les pleurs ni les rires n’ont lieu sur la scène du théâtre. Ils s’y jouent sans avoir lieu.
Le théâtre n’est pas le lieu de la tragédie, le théâtre joue la tragédie. Il la met en jeu plus qu’il ne la met en scène ; ou s’il la met en scène, ce n’est qu’en tant qu’il la met en jeu sous l’espèce du simulacre. Car le théâtre n’est pas un lieu où se jouerait un événement qui viendrait s’inscrire dans le temps objectif du monde. Et sans non plus être un monde dans le monde, il est une fenêtre sur la totalité des mondes possibles. Il est ce véritable « dispatcheur ontologique » dont parle G. Granel dans Traditionis traditio parce qu’il porte en lui toutes les voix du monde, de telle sorte qu’il soit impossible de répondre à la question tant décriée par Barthes dans la littérature : « Qui parle ? » Le personnage théâtral porte dans la présence de sa voix toutes les voix du monde, toutes les voix passées auxquelles il donne la réplique afin d’ouvrir le champ infini de possibles répétitions futures :
« Le théâtre est un espace courbe où toutes les rencontres, tous les liens, toutes les alliances sont possibles. »

Le simulacre qui n’est assigné à aucun original ou réalité idéale est la vie même, la vie tragique de l’homme moderne dans un monde que les dieux et les mythes ont déserté. Sous l’espèce du simulacre le théâtre rejoue la tragédie moderne, il la répète de telle sorte que la tragédie ne soit pas un avoir lieu unique, un événement, mais une fête, une commémoration. Un jeu d’enfant. Et jouer le simulacre c’est pour l’homme vivre la tragédie comme une joie. Rien de ce qui se passe sur la scène d’un théâtre n’est véritable, autrement dit, rien n’est véritablement sérieux :
« Pour l’acteur ce n’est pas fini, personne ne meurt, c’était pour de rire, il va falloir y revenir incessamment. »
C’est la raison pour laquelle le théâtre est pour Daniel Mesguich quelque chose de vertigineux :
« Il y a un vertige dans le concept de théâtre auquel on ne prête pas toujours suffisamment attention. »
Et le vertige est sans doute l’une des premières sensations à laquelle s’adonne l’enfant dans ses jeux qui le libère d’un initial à retrouver, à rejouer, une faute à expier. Le théâtre se joue avec l’innocence de l’enfant. Pour l’enfant tout est nouveauté, le nième coup est comme le premier. Le premier émerveillement est sans cesse rejoué en toute chose, à tout égard.
Si Daniel Mesguich tient entre autres acteurs, Christian Hecque comme l’un de ses « grands autres », c’est qu’ils partagent une dimension comique essentielle qui se traduit par un goût pour l’exagération et le renversement du mécanisme de l’action, comme deux modalités du simulacre, cultivant les paradoxes, les interdits logiques afin qu’en surgisse un sens inouï et inédit :
« Il faut que ce ne soit pas parfait, pas vrai, que ce soit du théâtre, afin que ce soit du théâtre, afin que d’autres vérités, des vérités inouïes, incontrôlées par ce pauvre moi, puissent advenir. »
Si le rire vient comme l’affirme Kant « d’une attente qui se résout subitement en rien », d’un grand effort qui se traduit en un effet minuscule et insignifiant, réduisant à rien la distance séparant le tragique du comique, c’est que le rire permet de révéler la vanité de toute chose. « Vanité des vanités, tout n’est que vanité », l’homme qui joue fait de tout événement une chance, de tout arrêt le motif d’un mouvement, du point une ligne de fuite.
« Je crois qu’il n’y a pas de mise en scène, si sérieuse soit-elle, sans humour : l’humour au théâtre est essentiel, élémentaire. Il n’y a pas de théâtre sans légèreté, sans ludisme, sans gaieté devant la lecture. Au théâtre ce qui doit se jouer avant tout autre chose, c’est simplement, le bonheur de faire du théâtre… »
Cette dimension comique qui vient souvent à manquer lorsqu’on évoque Daniel Mesguich, sa rigueur et son sérieux, nous voudrions la saisir dans sa plus grande simplicité comme une manière d’être aux choses et au monde.