La mémoire lorsqu’elle est collective, donc commune à un peuple c’est-à-dire culturelle, ne peut être qu’en s’incarnant dans un objet de commémoration. Ce qui est commémoré doit être maintenu à distance pour qu’il y ait réflexion et commémoration.

Cette distanciation s’opère dans et par l’objet qui porte la trace ou le vestige de ce qui est commémoré. La mémoire collective est en un sens iconographique. Le monument au mort, Auswitch, commémorent car ils sont icônes et iconographies, traces de ce qui n’est plus et qui n’est qu’invisiblement visible dans la trace, c’est-à-dire présent dans le témoignage de l’absence.

Il y aurait lieu d’un débat, si la mémoire devait s’incarner non plus dans des icônes mais dans des idoles qui retiendraient sur elles-mêmes toute l’admiration faisant alors oublier ce qu’elles sont sensées rappeler. C’est tout le problème de l’esthétisme dans l’art, par lequel l’œuvre d’art n’a de sens que rapportée à l’intériorité d’un sujet. On ne voit plus le temple comme l’ouverture d’un monde, il n’est plus considéré qu’à partir du sentiment de plaisir ou déplaisir qu’il procure à celui qui le contemple. Il n’est plus vu qu’en lui-même et non comme porteur de sens. Dès lors à moins de considérer avec Kant, le jugement de gout comme un jugement universel sans concept, fondant un « sensus communis », l’humanité erre déjà sur ses ruines comme les singes sur les ruines du temple d’Angkor. C’est aussi ce qui est à entendre dans le mot de Paul Klee, « il nous manque les forces d’un peuple. » Car si effectivement nous avons de l’art, nous n’avons plus les forces d’un peuple par lesquelles l’objet de culture devient monde. Car c’est à partir des lieux de mémoires, de culte et de culture que s’institue la possibilité d’un monde. Ceci est explicite dans La condition de l’homme moderne de Hannah Arendt. Ce n’est donc pas le procès de la mémoire qui est à tenir. Celle-ci étant le fondement même de la démocratie puisqu’elle délimite l’espace et la consistance d’un monde commun pour la constitution d’un peuple par les objets qui l’incarne.

Mais lorsqu’il s’agit de faire porter un événement sur la conscience morale et subjective des individus, il ne s’agit plus du tout de mémoire mais d’aliénation et de culpabilisation sous le poids d’une dette infinie injustifiable en fait comme en droit. C’est faire de la mémoire ce qu’elle n’est pas, et par voie de conséquence c’est nier toute culture, soit la consistance d’un monde pour un peuple. C’est donc détruire toute possibilité même de démocratie.

De plus ramener la mémoire collective à l’intériorité d’un sujet, c’est procéder à l’aliénation de celui-ci. La morale religieuse, la médecine puis la psychanalyse ont déjà fait œuvre d’aliénation des consciences en désappropriant les individus de ce qui leur était le plus propre : l’intimité et le soi. La volonté est prise en charge par la morale religieuse, le corps comme territoire de l’intime est pris en charge par les statistiques et la chimie médicale qui sait mieux que moi ce qui est bon pour moi, et enfin les affects, les pulsions et les désirs sont pris en charge par le psychanalyste qui, s’insérant en moi sans moi par le truchement d’un inconscient hypothétique, sait mieux que moi ce que je suis. Désappropriés d’eux-mêmes par la mauvaise conscience, le corps objectif et l’inconscient psychanalytique, nous aboutissons à la totale déresponsabilisation des individus. S’il restait encore à l’individu les territoires d’une intimité, ceux-ci se voient disparaître sous les attaques illégitimes d’une politique plus que fantaisiste.

Ce qui est d’autant plus choquant pour finir, c’est la manière dont notre président gère publiquement ses propres préceptes moraux et les règles élémentaires de la décence. A nous la tristesse, la mauvaise conscience, le labeur infini et la souffrance, à lui le luxe, la luxure, la liberté et la joie. Le roi est mort ? Et bien vive le roi.