Il s’agirait donc d’éviter l’erreur traditionnelle qui a consisté à raffermir sur la détermination de chose –dans les termes d’un « que suis-je ? »- la question « qui suis-je ? ». La chose est objet de science, la condition de l’homme dans le monde ne l’est pas. Celle-ci se place en deçà de l’étantité, de la maniabilité et de l’ustensilité… bref en deçà de toute finalité fermée et mondanisée, enclose dans un monde. Le monde étant toujours celui du renvoi dans la préoccupation quotidienne ; là où il y a du sens dans le renvoi des signes, il y a monde. L’attitude mondaine est toujours celle de la circonspection, un certain savoir s’y prendre dans ce que l’on entreprend. Mais ce savoir cache le fondamental, le fondement. Le monde est aussi le lieu de l’oubli, oubli de l’origine du monde, oubli de l’être à l’étant, oubli de la phusis. C’est pourquoi le sentiment d’angoisse est parmi toutes les tonalités affectives qui accordent l’homme à son monde, celle qui est fondamentale, dans la mesure où elle me met en présence du rien pur et simple (voir au moins Qu’est que la métaphysique ? de Heidegger), elle néantise et fait passer le monde et la totalité des étants au néant. Seulement alors dans l’angoisse et sa néantisation je suis authentiquement moi-même ; c’est-à-dire ni quelqu’un d’autre, ni autre chose, ni même seulement une chose. J’ai à me décider moi-même pour ma propre existence pour et dans mon propre monde, à être proprement cet étant « dans l’être du quel il y va de son être même ».
A l’angoisse, Merleau-Ponty oppose l’émerveillement et l’étonnement philosophique (Eloge de la philosophie). Et dans la Phénoménologie de la perception, il nous dit :
« Le monde et la raison ne font pas problème, disons, si l’on veut, qu’il sont mystérieux, mais ce mystère les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelque solution. Il est en deçà des solutions. La vraie philosophie est de réapprendre à voir le monde. »
Pierre Hadot rapproche la distinction établie par Merleau-Ponty entre problème et mystère de celle établie par Gabriel Marcel dans Etre et avoir. Si le problème est toujours extérieur à celui pour qui il se fait, qui porte en lui-même sa propre solution, qui ne se formule qu’en portant dans sa formulation sa propre réponse, le mystère au contraire « est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est, par conséquent, de n’être pas tout entier devant moi. » Il ne peut donc être ni résolu ni expliqué : je suis impliqué en lui, je ne peux que l’éprouver. Et devant le mystère de l’existence, la voix ne peut que garder le silence, dépasser le présent vers la mémoire des écritures pour l’ouverture du monde. Sans doute il y aurait lieu ici de rapprocher le concept de Différance de Derrida de la philosophie de Merleau-Ponty, qui à la différence de la philosophie de Heidegger, n’est pas une philosophie de la méditation de la mort, mais de la naissance.
La question des origines est de l’ordre du mystère et non du problème, de la philosophie et non de la science, de l’art et non de la technique, objet d’une interrogation infinie qui ne saurait admettre aucune solution.
Telle est -entre angoise et émerveillement- la condition humaine.