L’âme substantielle est un thème religieux d’inspiration platonicienne. Platon établissait la distinction entre l’âme et le corps, comme l’immortalité s’oppose et se distingue de la mortalité. On retrouvera cette opposition chez Descartes, qui établit une distinction réelle entre l’âme –substance pensante- et le corps –substance étendue. Il s’agit d’une distinction réelle, dans la mesure où l’on peut concevoir l’âme sans concevoir le corps et vis versa. Mais une telle distinction va demeurer problématique pour Descartes et ses successeurs dans la mesure où si l’âme est de nature différente du corps, il est impossible de penser leur union. Comment l’une peut-elle jouer sur l’autre ? Comment rendre compte de la douleur et de toutes les formes de passions qui se jouent dans le rapport de l’âme et du corps ?
L’âme est donc nécessairement quelque chose de corporel. Et elle l’était en effet dans une certaine mesure pour Aristote, puisque l’âme est principe du mouvement dans le corps. Aristote distingue trois types de mouvements du corps dont l’âme est le principe. Chacun de ces mouvements correspond à une partie définie de l’âme : partie végétative, partie sensori-motrice, partie intellective. Le principe du mouvement est le désirable, l’âme se meut et meut le corps vers ce qui lui manque. C’est sur le problème de l’âme comme principe des mouvements du corps, que les stoïciens vont considérer l’âme comme quelque chose de corporel. Comment en effet deux substances de natures distinctes pourraient-elles agir l’une sur l’autre ? Si l’âme doit pouvoir agir sur le corps et le corps agir sur l’âme, il faut qu’ils soient tous deux de même nature. L’âme est donc quelque chose de corporel. Et en tant que telle, elle disparaît avec le corps, c’est-à-dire avec la mort.
Malgré tout, le thème de la substantialité de l’âme demeure vivace sous l’influence des religions du livre.

Avec Kant la subjectivité sera destituée de sa substantialité. Le sujet est un sujet transcendantal –Je transcendantal- qui n’est pas quelque chose de substantiel mais qui est une fonction, l’acte d’unifier la multiplicité des moi empiriques. Il n’y a donc de conscience qu’autant que dure le corps. Avec Kant le Je devient véritablement fiction en tant que fonction, qui n’a aucune consistance réelle.
Toute fois la non substantialité de l’âme ou du moi, n’interdit pas qu’ils puissent exister autrement que comme fiction. En effet, le moi de Maine de Biran, n’a rien de substantiel et pourtant il existe autrement que comme fiction. « Lorsque je dis moi et que je me rends témoignage de ma propre existence, je suis pour moi-même non point une chose ou un objet, dont j’affirme l’existence en lui donnant la pensée comme attribut, mais un sujet qui se reconnaît et s’affirme à lui-même son existence. » Essais sur les fondements de la psychologie. Cette reconnaissance de soi ou conscience de soi, suppose un effort de l’esprit afin que celui-ci se libère de l’obstacle du corps qui fait écran à cette intuition interne. L’effort qui surpasse la résistance organique et corporelle ou matérielle nous livre l’intuition du moi. Le moi est donc un certain effort de l’esprit pour se libérer de la matière.
Avec le spiritualisme de Maine de Biran nous entrons dans la dimension de l’esprit radicalement distinct de la notion d’âme substantielle. La notion d’esprit est une notion typiquement chrétienne. Le mot âme lui vient du mot latin animus, qui renvoie à une dimension corporelle, et traduit le grec psuché. Il n’y a pas à proprement parlé d’équivalent grec du terme esprit qui se dit pneuma en latin, souffle, et qui exprime un au-delà du corps et de la matière que n’exprime pas la notion d’âme. La notion chrétienne d’esprit sera sans doute la source à partir de laquelle Descartes pensera la distinction réelle entre substance pensante et substance étendue, entre la pensée et le corps. L’esprit est ce qui pour les chrétiens libère du péché en libérant de la chair. L’esprit nous dit Saint Paul vivifie quand la lettre tue. Ainsi opposé à la lettre, c’est-à-dire à la loi écrite, l’esprit est le concept qui permet au christianisme naissant de s’opposer à la pensée juridique juive. L’esprit est ce qui demeure irréductible à la lettre.
Pour autant la notion d’esprit suppose-t-elle nécessairement la conscience de soi. S’il est effort qui prend conscience de lui-même dans son opposition au corps qui l’entrave pour Maine de Biran, que devient-il lorsqu’il n’a plus de contrainte. Est-il encore conscience de soi ?

De plus si l’esprit se comprend dans son opposition au corps et à la matière, la matière est-elle ce que l’on en dit, ce que l’on en pense ? La matière n’est-elle pas autre chose que de la matière. La matière existe-t-elle réellement ? C’est interrogation est légitimée dès la science moderne impulsée par Galilée et Newton. L’incroyable découverte de l’action à distance des corps ouvre la possibilité d’une telle interrogation. Jusqu’où va la terre par exemple ? Dans une approche purement matérialiste nous dirions qu’elle va jusqu’où va sa consistance, jusqu’à la périphérie de sa rondeur. Mais en réalité, elle va jusqu’où va sa puissance, bien au-delà de sa frontière matérielle, jusqu’où rayonne son champ gravitationnel. A partir de là il est possible de penser la matière comme quelque chose de non matériel.
Puisque la matière en tant qu’elle est capable d’action à distance, ne se réduit pas à sa consistance, elle ne s’oppose peut-être pas de manière si radicale à une notion telle que l’esprit.
Ainsi réduire l’âme au corps ce n’est pas nécessairement la réduire à de la matière. L’âme et le corps peuvent être de même nature, sans que cette nature soit ce que l’on entend généralement sous la catégorie de matière. Peut-être ne sont-elles que force et énergie. Pour autant rien ne prouve ni même n’autorise à penser que la conscience de soi se continue au-delà du corps. Et c’est ici et maintenant seulement que nous pouvons sentir et expérimenter que nous sommes éternels, dirons-nous avec Spinoza. Mais là c’est déjà une autre histoire.