L’art est donc rejeté par Platon en tant qu’il est illusion pure, qui garde toute l’apparence sensible mais qui rejette l’essentiel, l’idée, c’est à dire l’usage, ce pour quoi et en vue de quoi le chose est faite. Jamais le lit en peinture ne servira à dormir. Pas plus que la pipe de Magritte ne servira à fumer. Etre pour Platon c’est être ouvert à un usage ; savoir, c’est savoir user. Toute épsiteme est avant tout une techné, tout savoir est d’abord une technique, un certain "savoir faire". Savoir c’est savoir s’y prendre, savoir s’y prendre, c’est par l’expérimentation, accèder aux idées des choses, dont on use. Sans doute nous trouvons là l’inspiration de la détermination heideggérienne de l’étant comme "Zuhanden", l’être sous la main, l’être quand l’on s’en sert, l’usuel ou l’ustensile.

Comme précédemment nous trouvions dans la vanité de la peinture dénoncée par Pascal des accents platoniciens, nous trouverons les mêmes accents dans la peinture de Magritte, Ceci n’est pas une pipe, semblant dénoncer la peinture par la peinture. Qu’y voyons-nous ? Un cadre bien sûr, à l’intérieur, une pipe. Plus vraie que nature, précise, appliquée, et dessous mais toujours dans le cadre, le titre, écrit à la main d’une écriture appliquée comme on en trouverait dans les cahiers d’écoliers : Ceci n’est pas une pipe. Comme toujours chez Magritte l’image prend toute sa densité surréaliste par le jeu mystérieux qu’elle entretient avec son titre. Mais ici le jeu se ferme dans la contradiction : un cercle carré, la pipe qui n’est pas une pipe.
Nous sommes loins alors de la dynamique poétique qui, excédant la logique, fait sens pour la pensée par la non-coïncidence ou l’incompossibilité de l’image et du titre qui ouvre la pensée à l’imagination infinie au-delà de la connaissance des choses. Le tableau de Magritte ici nous met face à cette contradiction qui abolit le sens, cette pipe n’est pas une pipe. N’est-ce pas faire droit à a détermination platonicienne de l’art, tout comme cette pipe, ce lit qui est peint au livre VII de la République, n’est pas un lit. Tout comme cette pipe qui jamais ne servira à fumer, ce lit jamais ne servira à dormir. Tout comme cette pipe n’en est pas une, ce lit n’est pas plus un lit qu’une pipe. En peinture le représenté demeurera toujours un faux prétendant, un simulacre ou un imposteur à la patte blanche mais au coeur noir plein d’impuretés.
Cependant ici comme ailleurs c’est du plus grand péril que croît ce qui sauve. Il fallait bien la mettre au jour cette contradiction pour la soulever. Cette contradiction entre l’être et le devoir être dans une prétention illégitime est constitutive de toute image. Est-ce pour autant que l’image est production du faux ? Non au contraire, c’est précisément en tant qu’elle est illégitime qu’elle dit le vrai, qu’elle est vraie. Voilà ce que nous allons essayer de montrer.

Qu’est ce qu’une oeuvre d’art ? Il n’est pas besoin d’aller chercher trés loin la réponse puisque celle-ci est donnée dans la question. Une oeuvre d’art est une oeuvre de l’art au double sens du génitif. Une oeuvre qui est issue de l’art. L’art se dit en grec techné, qui signifie "savoir faire". L’oeuvre d’art est issue d’un certain savoir faire. Tout savoir faire consiste à produire selon une causalité déterminée. Connaître une chose nous dit Aristote au livre A de la Métaphysique c’est en connaître les causes. La connaissance d’une chose s’épuise dans la connaissance de ses quatre causes : cause matérielle (la matière en laquelle consiste la chose), cause formelle (la frme de la chose qui détermine son essence), cause efficiente ou motrice (celui qui produit la chose) et cause finale (ce en vue de quoi la chose est faite). De ces quatre causes seule la cause finale ne peut être équivoque. Le lit peut bien être en bois ou en fer selon la cause matérielle, peut avoir n’importe qu’elle forme selon la cause formelle, être produit par n’importe qui selon la cause efficiente, il ne peut en aucun cas contredire sa cause finale qui est de dormir sans quoi il n’est plus un lit. Une chose est ce qu’elle est selon sa cause finale, lorsqu’elle est conforme à son usage.
Or précisément jamais la pipe de Magritte ne pourra servir à fumer. c’est pourquoi l’art est qualifié de simulacre par Platon puisqu’il garde l’apparence de la chose mais en écarte l’essentiel l’usage ou la fonction. Or c’est précisément sur cette mise hors d’usage de la fonctionnalité et de la finalité de la chose que l’oeuvre d’art trouve saspécificité par rapport à tous les objets communs ustensiles. L’oeuvre d’art est précisément ce qui ne sert à rien. Le propre de l’oeuvre d’art est de n’être ouvert à aucun usage.
C’est ce que montrait déjà Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne. L’oeuvre d’art n’étant ouverte à aucun usage, ne s’use pas, tant il est vrai que ce dont on ne peut user ne peut s’user. Ce qui ne s’use pas ne passe, demeure dans le temps. L’inusage de l’oeuvre d’art lui confère les caractéristiques de la substance aristotélicienne, comme ce qui demeure permanent dans le temps. En tant qu’inutile, l’oeuvre d’art est en et par elle-même substance. D’autre part, Heidegger remarque dans Etre et temps, que le propre de l’ustensile est de disparaitre dans son usage. Non seulement par l’usure, mais parce que l’usuel reste inapparent aussi longtemps qu’il est en usage. Tant qu’il marche, on en oublie l’utilité à l’oeuvre. Seule la panne nous le fait remarquer par le manque. L’absence de l’usage, rend l’ustensile d’autant plus présent. Ainsi la phénoménalité de l’usuel croît en proportion inverse de son utilité. L’usuel n’apparaît comme tel qu’en disparaissant comme usuel ou objet d’utilité. On comprend alors à partir de cette analyse toute la valeur phénoménale d’un Rady made de Duchamp.
En la mettant hors d’usage, l’image de l’art nous fait appaitre la chose en tant que telle. C’est pourquoi la pipe de Magritte est d’autant plus une pipe qu’elle n’est précisémént plus une pipe. D’autant plus visible qu’elle ne disparait plus dans son usage. Flottant dans son cadre, elle se ferme et se refuse. Et se refusant elle refuse de disparaitre dans l’usage pour apparaitre d’autant plus dans son cadre.
Et c’est pourquoi comme cette pipe, toute oeuvre d’art est dite belle au-delà de tout jugement de goût. Tant il est vrai que si l’acquiessement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté. Et se refusant à toute prise, à tout usage, elle s’affirme dans son apparaître et sa beauté.