La positivité ontologique du négatif, l’invisible comme marbrure du visible.

Dans la pensée de connaissance qui a le fondement pour perspective, Merleau-Ponty distingue deux tendances, la pensée positive ou positivisme ontologique d’une part pour qui il n’y a que de l’être et qui consiste donc à nier le néant, ou à le réduire à une illusion. Pour Spinoza, par exemple, le néant n’est qu’une illusion de la connaissance du premier genre ou pour Descartes il est nihil privativum, un défaut d’être, qui n’a aucune positivité ontologique. Et d’autre part, la pensée sartrienne à la quelle Merleau-Ponty fait explicitement référence ici, qui pose l’être plein et pur de l’en soi face au néant pur du pour soi. Mais si la méthode diffère, le résultat est le meme, puisque le néant du pour soi pensé comme contradictoire de l’être, reconduit sous forme inversée la positivité initiale. Il ne se distingue de l’être que pour s’abolir en lui. En définitive, le négativisme pur de Sartre est au fond un positivisme pur. Quelque soit l’alternative, la pensée de connaissance, métaphysique ou scientifique, ne pense pas le néant dans le statut ontologique positif, que Merleau-Ponty veut lui donner. C’est par ce statut du néant que l’être brut est à même de se donner ou de se signifier, dans l’écart de soi à soi, comme premier mouvement vers l’être brut. Ecart qui est comme une inévidence par opposition à cette idole logique morte que Husserl nomme l’évidence dans la Crise des sciences européennes, lorsqu’il parle de ses recherches logiques. C’est en effet dans ses recherches logiques que l’évidence a été transformée en un problème pour s’élargir à l’universalité de la donation. C’est cet élargissement qu’accomplit ici aussi Merleau-Ponty. L’évidence n’est un problème que dans la mesure où elle n’est qu’une simple impression subjective, un effet de conscience où l’esprit se renvoie une image qui n’impressionne que lui, une enveloppe vide que la conscience s’envoie à elle-même en quelque sorte. Il faut dès lors d’une absolue nécessité phénoménologique, que l’évidence donne plus qu’un vécu ou un état de conscience, qu’elle porte en sa clarté propre l’apparaître d’un non-conscient, d’un non-vécu, d’un non-pensé, autrement dit, l’inévident, c’est à dire le phénomène lui-même comme être brut non encore objectivé.

Merleau-Ponty met en place une espèce de Diplopie ontologique, à la croisée de la philosophie qui pense l’être comme un moment de la phénoménalité et celle pour laquelle l’être s’épuise dans la phénoménalité. Il s’agit donc de se situer à la croisée d’un phénoménalisme de type Kantien, où le sens de l’apparaître ne se dévoile que dans la reprise de l’expérience réelle par les catégories de l’entendement, où l’expérience possible fonde l’expérience réelle, et d’un phénoménisme de type humien où rien n’est au-delà ni en deçà du phénomène. Cette diplopie ontologique que recherche Merleau-Ponty comme fondement de la philosophie ne se trouve pas dans la négation pure et simple de l’idéalisme et du réalisme, mais précisément dans leur unité, au point où l’une se renverse dans l’autre. Il s’agit de remettre en cause ce qui en chaque perspective fonde leur prétention à l’absoluité et détermine son renversement en son contraire, afin de s’en remettre à la perception comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose, devant qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement, en deçà du oui et du non, pour reprendre Merleau-Ponty.

Il s’agit de revenir en deçà des déterminations conceptuelles, en deçà de la scission du subjectif et de l’objectif, pour revenir à la modalité de leur accord, à l’ordre naissant des choses où gît en son silence la genèse secrète des choses, dans ce "il y a" préalable dont parle ailleurs Merleau-Ponty. Ce silence qui sourd sourdement dans l’entrelacs du monde et de nous dans une unité d’incompossibles. On peut remarquer que vouloir revenir en deçà de la scission sujet/objet vers la modalité de leur accord, demeure une perspective tout à fait husserlienne, mais s’en distingue cependant. La réduction par laquelle s’opère le désintérêt pour l’existence ou l’inexistence de la chose chez Husserl, s’apparente au jugement réfléchissant dans la troisième critique de Kant où la transhumance de la beauté de l’objet vers le sujet ouvre à l’idéalisme où la nature et la liberté cessent de s’opposer, où le théorique et le pratique, la connaissance et l’action sont ramenées à l’unité, où l’être même est sujet. Il s’agit par conséquent de revenir avec Merleau-Ponty, contre l’idéalisme de Kant et de Husserl, au dualisme du sujet et de l’objet, pour tenter de remonter non en deçà de leur opposition, mais de leur position elle-même. C’est par la notion de chair qu’une telle ouverture au monde est rendue possible. La chair étant le lieu d’indistinction de toutes oppositions, ou autrement dit, origine des oppositions dans une compossibilité. Tout entrelacs étant fondé sur cet entrelacs originaire du moi au moi en sa chair. Je suis à moi-même double dans mon corps de chair. Et cette dualité est toute autre que celle du corps et de l’esprit ou de l’âme. La différence n’est pas ici de nature mais de degré, elle est délai, quelque chose de temporelle. L’expérience du touchant/touché déjà développée par Husserl dans les Recherches phénoménologiques pour la constitution, nous en donne l’expérience originaire. En effet, dans une telle expérience qui est celle aussi du vu voyant, je me découvre comme sujet et objet, je compte aussi parmi les choses du monde, étant à moi-même objet et sujet de moi-même. Cette expérience originaire de la réversibilité et de l’entrelacs de l’être et du non être de l’identité et de la différence dans l’expérience du touchant/touché permet l’ouverture au monde comme ouverture à la différence, sous forme d’interrogation sans fin sur le monde. C’est par cette ouverture que mon regard peut se diriger intentionnellement sur l’être brut du monde. En habilitant au néant une positivité ontologique, Merleau-Ponty, permet de penser la possibilité d’une intentionnalité du regard tourné vers l’être brut, fondement du monde visible.