C’est parce que la langue est incapable d’aller au-delà d’elle-même qu’elle ne peut tout dire. Car il reste toujours un reste, un impensé de la pensée qui ne passe pas le langage, un inadéquat à la forme du dit. Un rien, un presque rien qui reste, tenace, un effet de surface sur l’écume des mots, que les mots suivent à la trace sans jamais le rejoindre -ce petit rien qui fait penser, qui nous attire, nous étreint et nous fascine. Et derrière ce petit rien, la pensée s’inquiète, qui voit et qui court au-delà des règles formelles de la langue. Et dans ce petit rien qui reste, la pensée trouve refuge dans la poésie, inquiète du péril en sa demeure, mais du plus grand péril croît ce qui sauve. L’infini turbulant sur l’horizon lointain inquiète la forme, transgresse la règle, délie le langage de son assurance qui délire son lieu. Péril en la demeure lorsque divergent les séries de raison. Sublime. Sublime où trouve comme à sa source, le divin son lieu. Informe encore dans l’inquiétude du sublime. Sans forme déjà à l’époque moderne du nihilisme. Mais quand les mythologies s’effondrent c’est dans la poésie que trouve refuge le divin petit rien. Car le poème est délire de la forme, sublime de la langue qui s’ensorcelle au-delà d’elle-même. Habîter en poète, le poème invente des formes d’habitations pour les transhumances de la pensée sur l’horizon déchiré par l’attention portée à ce presque rien qui reste. Quelque chose comme l’être.

Le bleu est la couleur de la science-même. Qu’éveille le bleu à celui qui le dit tel qu’à l’éveil le bleu en soit dit ? Quelle langue porte le bleu à sa bleuité au-delà de la langue ? Sur ce terrain s’affrontent l’empire de la science et le désert du poème. Le bleu est-il plus présent dans l’invisibilité non-bleuté tel que la science prétend le dire à partir de la longueur d’onde du bleu, ou bien dans le délire poétique du spectre, de ce bleu si bleu dont parle Claudel, qu’il n’y a que le rouge du sang qui soit plus rouge encore ?
La science ne prétend pas aller au coeur des choses. La science comme tout langage ne nous dit rien des choses. Elle traduit le comportement des étants avant d’en chercher l’être. La science ne pense pas, lorsque penser consiste à dépasser l’étant vers l’être, le non-étant. La science est pensée de survol disait Merleau-Ponty. Elle est arraisonnement, mise à disposition de l’étant afin d’en tirer le meilleur et le plus grand profit, le plus d’effet possible. La science écrit l’arbre dans sa langue en vue de la locomotive à vapeur, jamais en vue de l’arbre lui-même. Le poète écrit l’arbre pour lui-même dans sa stance. Et l’arbre arbrifie le poème, infuse sa sève dans la structure de la langue qui en elle-même devient arbre.