Toute chose se compose d’essence et d’existence. Sauf en Dieu pour qui l’existence est un prédicat nécessaire à l’essence donc qui existe nécessairement en tant qu’il est l’être le plus parfait, selon la preuve ontologique de l’existence de Dieu de Descartes, toute existence est distincte de son essence. En ce sens ce qui est, n’est pas de toute éternité. L’existence est temporelle mais l’essence est éternelle. C’est par notre essence que nous pouvons dire -voire, pour reprendre le mot de Spinoza, sentir et expérimenter- que nous sommes éternels. D’une naissance à sa mort, notre existence a date. Et avec l’idée d’éternité, il ne s’agit pas de penser à l’immortalité, comme passage à un au-delà de la vie terrestre selon une certaine sempiternalité de l’existence. L’éternité est quelque chose qui se sent et s’expérimente dans l’existence temporellement finie par l’actualisation en nous de notre essence, de ce qui en nous nous caractérise en propre, une essence qui est depuis Duns Scot, nous l’avons vu, toujours singulière. L’essence est toujours l’essence de quelque chose, d’un "ceci-là", tode ti, l’expression d’un degré de puissance, comme ce qui de moi peut advenir de telle sorte que s’y épuise tout mon être. Si notre existence passe à la mort, notre essence lorsqu’elle est actualisée, demeure.

Qu’est-ce qu’une existence ? En gros, exister c’est être incarné, c’est être un corps. Et qu’est-ce qui caractérise un corps ? C’est un certain rapport de vitesse et de lenteur qu’effectuent les éléments les plus simples. Les éléments simples sont des éléments indécomposables et plus petits que toute grandeur assignable. On retrouve de tels éléments chez Hobbes dans la partie ontologique du Léviathan, et dans l’atomisme antique grec de Lucrèce et des épicuriens.
Toute chose donc est faite d’éléments simples qui se composent ou se décomposent selon certains rapports caractéristiques de telle ou telle chose. La chose existe tant que ses rapports sont effectués par les éléments simples. Le sang par exemple est composé des éléments simples de Lymphe et de Chyle -pour reprendre un exemple de Spinoza. Lymphe et Chyle s’agencent selon un certain rapport qui compose le sang. Lorsque les éléments passent et s’agencent sous un autre rapport, le sang n’existe plus. Il en va de même pour tout corps existant. Il existe tant que ces rapports sont effectués par les éléments qui le composent. Lorsque ces éléments passent sous un autre rapport, le corps disparait. Lorsque par exemple je mange une carotte (ce qui est rare car je déteste ça), les rapports de la carotte sont décomposés, et les éléments qui les effectuaient, passent sous les rapports qui caractérisent mon propre corps c’est à dire mon existence. La carotte disparait et moi je persiste dans l’existence. Les éléments simples effectuent des rapports de telle sorte qu’ils composent ou décomposent les corps existant.

Qu’est-ce qu’un rapport maintenant ? Un rapport c’est quelque chose qui s’écrit sous la forme mathématique A/B. De telle sorte que pour le sang nous ayons : Sang = Lymphe/Chyle. Le sang existe tant que le rapport est effectué par les éléments de Lymphe et de Chylle. Si les éléments de lymphe et de chylle effectuent un autre rapport, le rapport du sang qu’ils effectuaient n’est plus et le sang disparait. Mais si le sang comme tout corps se caractérise par un certain rapport, tel que le sang n’existe qu’autant que dure l’effectuation du rapport et que le sang comme tout corps disparait dès lors que son rapport n’est plus effectué, qu’est ce qu’il y a d’éternel dans le corps ? L’éternité d’un corps -ce corps que je suis- dépend du rapport qui le caractérise en propre et qui dure autant que le rapport est effectué. Quand je mange une carotte les éléments de la carotte composent mes propres rapports et décomposent ceux de la carotte, de telle sorte que la carotte disparait lorsque ses éléments me composent. La question sera donc de savoir si il y a une vérité éternelle de l’ensemble des rapports qui caractérisent tous les corps singuliers de telle sorte que la mort ne soit pas un coup d’arrêt ?
Un rapport dépend des termes qui l’effectuent, lymphe et chylle pour le sang. Quand les éléments entre sous un autre rapport, le corps est décomposé, mort. Pourtant il y a une vérité du rapport qui demeure indépendante des éléments qui l’effectuent. Ce n’est pas parce qu’un rapport n’est plus réalisé qu’il n’existe plus. Le rapport C=A/B par exemple dépent des termes qui le composent. Lorque A et B s’en vont, C disparait. Lorsque le jaune et le bleu primaires se composent autrements par exemple, le vert disparait. Or les éléments qui composent les rapports, nous avons dit, sont plus petits que toute grandeur assignable, se sont des êtres évanouissants. Se sont des éléments qui tendent vers zéro et qui forment par conséquent "comme" un rapport d’éléments nuls, comme un rapport qui n’est plus : 0/0. Or le rapport 0/0 n’est pas égal à zéro, il tend vers une certaine limite. Et cette limite est indépendante des éléments qui composent le rapport. Il y a dans l’ordre du calcul infinitessimal -rapport de termes évanouissants- une vérité éternelle du rapport en tant que le rapport et indépendant des termes qui le composent dès lors qu’ils sont considérés comme tendant vers zéro. Si le rapport bleu/jaune du vert n’est plus effectué, le vert disparait effectivement mais son essence demeure en tant qu’un certain rapport dont la vérité ne dépend pas des termes qui le compose.

En conséquence l’existence d’une chose ou d’un corps est caractérisée par la durée de composition des éléments selon certains rapports, et l’essence d’une chose c’est le rapport dont la vérité ne dépend pas des termes ou éléments qui le composent. L’essence est quelque chose du corps. Je suis mon corps existant et rien au-delà, dont l’essence est éternelle en tant qu’il existe une vérité éternelle des rapports qui le composent indépendemment des éléments qui l’effectuent.
Bien et alors, à quoi ça nous avance ?
Toute chose est une essence singulière, un certain rapport qui nous caractérise en propre. Mais ce rapport peut ne pas être effectué pleinement. Lorsque je suis malade c’est que mes rapports se décomposent. Un virus tend à décomposer mes rapports, pour faire entrer les éléments qui les composent sous ses propres rapports. A ce titre la vie est une lutte de composition et de décompostion de rapports.
Toute chose est une essence singulière, un certain rapport qui la caractérise en propre, un rapport dont la vérité est éternelle puisqu’il ne dépend pas des éléments qui le compose. Mais dans l’existence cette essence peut ne pas être réalisée, ce rapport ne pas être effectué. C’est la cas par exemple de la maladie ou de la tristesse. Lorsque nos rapports ne se composent pas nous sommes dans l’affect de tristesse, nous ne sommes pas dans la réalisation de notre puissance. Mais lorsque nos rapports se composent, que nous sommes dans la pleine puissance de notre être singulier, alors nous sommes dans l’affect de joie. Nous sommes dans la joie lorsque nos rapports s’effectuent de telle sorte que notre essence s’actualise, se réalise. Et dans cette actualisation nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels car notre essence singulière qui est éternelle -en tant qu’elle est indépendante des éléments qui la compose- s’effectue dans l’existence par la disposition adéquate de notre corps aux autres corps et aux éléments qui les composent. L’éternité est donc de l’ordre du sentir et de l’expérimenter. Mais il ne s’agit pas d’une sensation illusoire, une impression de l’esprit, c’est le sentiment joyeux de la réalisation de notre essence. Lorsque s’effectuent parfaitement mes rapports, lorsque je suis adéquat à moi-même, l’existence retrouve l’essence et par-là s’éternise dans le sentiment de la joie. Alors je sens et j’expérimente que je suis éternel.