Pour les grecs, là où est née la civilisation occidentale de la mêmeté, de l’identité, de la géométrie, le beau se conjugue avec le Bien. Le Bien fonde en vérité l’accord de la pensée à son objet, l’accord de la chose à son idée. Le beau éclaire ce qui est produit dans la norme du bien, que cela le soit par phusis (nature) ou par techné (savoir faire). Est beau ce qui est conforme à son idée. Le beau est donc l’indice de l’ordre, de la bonne coïncidence à soi, de la conformité à l’être ou à l’idée. Le beau est donc convertible avec le vrai. Le vrai étant la bonne coïncidence de la chose à son idée. Le beau est donc pour les grecs quelque chose d’objectif.

Avec ce qui est nommé par Kant, sa "révolution copernicienne", par laquelle les traits de l’objectivité se fondent sur les facultés de la subjectivité, le beau dans la troisième critique, comme la connaissance ou le vrai dans la première, devient quelque chose de subjectif. Or ce subjectif prétend à l’universalité sous la forme d’un sensus communis, un sens commun présumé universel. La structure catégoriale de l’entendement assure l’objectivité de la connaissance dans la Critique de la raison pure, or le jugement de goût dans la "Crtitique de la faculté de juger" est un jugement sans concept, qui ne peut donc prétendre à la certitude et à l’objectivité d’un jugement de connaissance. Pour autant juger de la beauté d’une chose ne renvoie pas nécessairement à l’intériorité relative d’un sujet. Que le jugement de gôut soit un jugement sans concept ne fait pas droit à l’assertion populaire : "Les goûts et les couleurs, etc." Le territoire concquis par la troisième critique ne se limite pas à l’idio syncratie, mais s’élargie au-delà des limites de l’objectivité scientifique. Le territoire du jugement de goût ouvre jusqu’aux limites ultimes et phénoménologiques de la "chose même" puisque le beau met en défaut la subsomption de la diversité sensible sous l’ordre de la structure formelle du concept. C’est pourquoi le beau est aussi ce qui donne le plus à penser, parce qu’il demeure rebelle à toute détermination de connaissance par concept.
Le territoire ouvert par le jugement de goût déborde l’objectivité circonscrite aux conditions subjectives de la connaissance. Au-delà de la première critique, Kant retrouve-t-il quelque chose de la grèce antique pour qui le beau brouille les limites de la culture et de la nature. Le beau chez Kant ne concerne pas l’accord de la chose à son concept, mais l’accord dans le libre jeu des facultés humaines de la nature et de la liberté. Unité de la nature et de la liberté en deça de l’unité réglée du subjectif et de l’objectif dont le génie constitue le paradigme. Kant en effet définit le génie comme "disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l’art". La nature elle-même s’exprime. Et si l’oeuvre du génie selon Kant est investie du Geist, l’esprit ou principe vivifiant de l’âme, c’est par lui, la nature elle-même qui s’exprime dans l’oeuvre du génie. L’oeuvre du génie consiste donc dans l’unité de la nature et de la culture et préfigure par-là l’idéalisme Allemand post-kantien et notamment hégélien. Mais si pour Hegel l’unité de la nature et de la cullture comme esprit absolu n’advient qu’au terme du processus dialectique accomplit par la philosophe, pour Kant cett unité est d’ordre artistique, irréfléchien et inobjective.

A partir de là il sera possible d’établir une filiation entre la pensée kantienne du beau de l’art et du génie, et les réfléxions de Duchamp sur l’art établies dans le Processus créatif. Dans la conférence publiée sous le titre de Processus créatif, Duchamp défnit une oeuvre d’art selon et à partir de ce qu’il apprelle le "coefficient d’art" qu’il définit comme une certaine "différence arithmétique entre ce qui est exprimé mais n’était pas projeté et ce qui n’est pas exprimé mais était projeté".
Contre cerrtaines théories analytiques de l’art contemporain dont celle d’Arthur Danto pour qui une oeuvre n’est oeuvre d’art qu’à partir de la seule décision de l’artiste, l’idée de l’art définit à partir du coefficient d’art est irréductible à toute conceptualité a priori. La part irréductible entre l’intentionnel irréalisé et la réalisation inintentionnelle rejoue l’échapée belle de la main de l’artiste dans les forces vives de la nature, reprenant toute conscience dans ses forces cosmiques.