Depuis son origine, le travail est pensé comme production. Mais le produit du travail est double, il concerne autant l’agent que le patient, ce qui est produit comme celui qui produit. L’agent ou le travailleur se produit dans ce qu’il produit. Tel est le sens Platonicien du travail. Pensé dans le cadre de la technique, le travail s’articule dans le rapport hylémorphique, dans le jeu de la matière et de la forme. Le travail consiste à mettre en forme, à informer une matière informe. Or dans la mesure ou l’agent est lui aussi pensé dans le jeu de la matière et de la forme par le rapport de l’âme et du corps, les catégories permettant de penser le travail technicisé s’appliquent aussi bien au produit qu’au producteur. C’est donc par la distinction de l’âme et du corps qu’il est possible de penser le travail comme production de soi dans ce qui est produit. Le processus technique est corrélatif d’un processus d’individuation. Et quel qu’en soient les modalités, la pensée du travail ne varie pas dans l’histoire dominante de la philosophie. Ainsi pour Hegel, le travail est production de soi, la conscience affronte la nature comme autre et s’y réifie, s’y reconnaît comme l’œuvre de soi-même, passant ainsi du pour soi à l’en soi, comme incarnation de l’esprit dans la matière par laquelle l’homme se reconnaît lui-même comme homme objectif véritable parce que réel, comme résultat de son propre travail. Le travail se présente comme auto-production de l’humanité prenant conscience d’elle-même dans ce qu’elle produit.

C’est aussi à partir de cette détermination platonicienne du travail technicisé qu’il est possible de penser l’idée marxienne de l’aliénation moderne du travail. L’aliénation est un processus de désappropriation de soi. Dans l’aliénation l’aliéné est séparé de lui-même, de ce qu’il peut, il est une matière qui ne parvient pas à la forme. Telle est par ailleurs la définition de la bêtise, le devenir bête de l’homme consiste dans un fond matériel qui ne peut se produire en une forme. Et Aristote distinguait l’animal de l’homme, par la phoné et le logos, le cri de l’immédiateté et le langage articulé médiatisant le rapport au corps et aux choses dans la communauté parlante. La cité devient le lieu de l’articulation des hommes parlant, des hommes qui ont le logos, et à l’intérieur de cette cité chacun trouve la place qui lui revient en fonction de ses compétences, de son savoir faire. La cité donne ainsi figure à ceux qui la constituent.

Ainsi l’aliénation caractérise l’impossibilité pour l’agent de se donne une forme, de se produire dans ce qu’il produit. Le processus d’aliénation est double chez Marx : 1) D’une part le travailleur prolétaire est désapproprié de son outil de travail, d’abord parce qu’il ne lui appartient pas matériellement, puisqu’il est la possession du patron, mais surtout parce qu’il est dépossédé du savoir faire spécifique à sa production. Plus le travail se technicise, se spécifie, s’affine et se spécialise, moins le travailleur prolétaire est en possession de sa machine. Celle-ci est réglée par le contremaître ou l’ingénieur en fonction de l’optimisation de la productivité. L’ouvrier qui travail sur sa machine devient une simple partie de celle-ci, car ne la possédant pas, ne la comprenant pas, n’ayant aucune spécificité ou savoir faire requis, il demeure comme simple élément matériel de la machine de production. 2) D’autre part le travailleur est désapproprié du produit de son travail, de ce qui de lui advient, de ce qui est de lui comme son double, la forme même dans lequel il se reflète comme « lui-même », dans la singularité de sa figure, dans son savoir faire.

Dans ses deux sens, l’aliénation aboutit à une conséquence unique : le devenir animal du travailleur. Mais plus grave encore, le travail étant de plus en plus régulé par une totalité organisée en réseau ayant pour conséquence la déresponsabilisation et l’aliénation de l’individu qui s’y insère, la « bêtise » –comme fond qui ne parvient pas à s’accomplir dans une forme- se généralise à tous les secteurs de l’activité.

Le travail devient donc une notion aporétique. D’une part un individu ne devient lui-même qu’en travaillant, qu’en actualisant la virtualité de son savoir faire à travers une production dans la quelle il se reconnaît lui-même et dans laquelle la communauté le reconnaît, mais d’autre part l’organisation moderne du travail séparant la cause efficiente de la cause finale, le produit du producteur, ne permet plus une telle actualisation de soi dans une forme produite. Le travail moderne s’oppose à l’idée d’un travail archaïque –archê signifiant ce qui commence et ce qui commande, ce qui est donc au principe- fondé sur le savoir faire, la techné. Le travail moderne s’oppose donc au métier. Apprendre le métier c’est savoir s’y prendre dans ce que l’on prend, avoir le tour de main spécifique. C’est donc connaître la chose, c’est-à-dire aussi le monde. Car la chose produite s’insère dans ce large et invisible réseau que constitue le monde. Connaître le métier c’est connaître la matière à partir de laquelle on œuvre (c’est-à-dire la nature ou phusis), c’est connaître la forme de ce qui est à produire (c’est le savoir faire ou techné), et c’est aussi connaître ce en vue de quoi la chose est faite, le monde et ceux qui le peuplent c’est à dire les autres (c’est alors de la culture dont il s’agit). Le travail comme métier fait donc le lien entre la nature et la culture. Ce que par ailleurs Heidegger, montre parfaitement. A partir de là il est aussi possible de penser la corrélation entre le travail, la violence et le nihilisme modernes issus d’un même processus de devenir animal.

Au risque de la bêtise Platon oppose la figure de l’idiot décelée et dénoncée par Deleuze dans Différence et répétition ainsi que dans Qu’est ce que la philosophie ? L’idiot, c’est l’idiot de Dostoïevski, mais c’est aussi Platon et Descartes, ce sont toutes les figures de la philosophie qui incarnent la pensée de l’identité par la forme du sens commun, terme qui se traduit dans un abondant vocabulaire grec. Sous une sens commun supposé universel, le bon sens, par tous également partagé, « s’accorde à dire que… » La forme de l’idiot c’est la forme du sens commun, l’idiot c’est celui qui dit, par la puissance du bon sens, « tout le monde s’accordera à dire », « tout le monde est d’accord pour dire… ». L’idiot c’est celui qui ne sait rien mais qui possède une bonne nature, le bon sauvage de Rousseau, une raison humaine universellement partagée, c’est le bon sens dans la forme du sens commun. L’idiot est caractérisé par l’aptitude au jugement juste indépendamment de tout savoir a priori, c’est le Je cartésien, continent inébranlable qui résiste au doute radical porté sur toute chose, ce Je, ego cogito, à partir duquel il sera permis à Descartes de reconstruire le monde sous l’ordre de la seule lumière naturelle de la raison.

Ame ou pensée pure, l’individu est toujours partagé, séparé de cet autre qu’est le corps propre. Et cette séparation sera le lieu à partir duquel la pensée de l’aliénation pourra s’effectuer. L’aliénation présuppose cette première distinction –distinction idéologique- entre l’âme ou pensée et le corps. Si le travail peut être pensé comme processus d’individuation et dans sa figure moderne comme processus d’aliénation, c’est que toute la pensée du travail et de la technique s’appuie sur le modèle hylémorphique, le jeu de la matière et de la forme, du produit comme du producteur. Et le processus d’individuation est pensé comme application d’une forme à une matière première. De telle sorte, l’individu est toujours précédé par l’ordre formel de la cité dans laquelle il prend figure. Avant de devenir ce qu’il a à être dans et par ses œuvres, opère tout le travail de la forme du sens commun sous la subsomption duquel s’annihile toute singularité afin de devenir une forme viable. Si le procédé est efficace du point de vue de la nécessité de l’ordre, du point de vue du processus réel d’individuation, il demeure douteux, car l’exigence de la moralité dans l’ordre de la sur-réalité de la cité dissimule le processus réel d’individuation. Ce processus peut être repensé dans une économie originale au travail hors du cadre idéologique du modèle hylémorphique. Ce processus exige de repenser le travail, la technique et leur rapport à l’individuation, à l’aune du travail de G Simondon dans L’individu et sa genèse physico-biologique et L’Individuation psychique et collective.