Or il existe bien un art que nous appelons « abstrait » et qui se caractérise principalement par l’abolition de toute référence objectiviste ou extra-picturale. Un tel art ne naît pas de rien, il provient de la déconstruction progressive à l’œuvre dans les œuvres du début du vingtième siècle et la séparation de plus en plus évidente et problématisée de la couleur et du dessin. Cette tension entre la ligne et la couleur qui structure et conceptualise tout l’art pictural n’est pas neuve, elle est sans doute aussi vieille que l’art lui-même, c’est à dire que la métaphysique, dès lors que la métaphysique se définit par le rapport de la forme quidditative et de la matière comme ce à partir de quoi la puissance passe à l’acte, la matière étant autrement dit ce à partir de quoi une intention se réalise. Cette tension est aussi bien à l’œuvre dans le dessin d’Ingres et la couleur de Delacroix, qu’elle l’était déjà dans le sfumato et le clair-obscur de Léonard de Vinci, et la primauté de la ligne et du dessin chez Michel Ange. Mais c’est véritablement avec Matisse que cette tension se concrétise en une seule figure et accède à la dignité de problème. De la sorte, Luxe calme et volupté réintroduit la ligne dans un tableau pointilliste puis Le bonheur de vivre arrache d’un trait la silhouette d’une chèvre, sur un aplat rouge débordant la figure. C’est chez Matisse sans doute que la primauté de la ligne ou du dessin devient pure interrogation, et ce, jusqu’aux derniers papiers collés où la figure est directement découpée dans de grands aplats colorés et assemblée à d’autres figures de même sorte. Mais si l’art reste ici « figuratif », pour autant il ne consiste pas dans un rapport objectiviste au réel, un rapport de reproduction par l’extériorité, un rapport simple de ressemblance, qui resterait distant de la chose et n’en relèverait –voire n’en emprunterait- qu’une simple empreinte extérieure, anonyme dans son identité. Lorsque Giacometti dit rechercher la ressemblance, ce n’est pas cette empreinte du réel qu’il recherche, empreinte qu’une simple photo aurait suffi à restituer ; et c’est là encore que la parole de Rodin résonne : « c’est la photographie qui ment, l’art qui a raison. » Il cherche l’invisible, l’inévidente ressemblance qui sonne et résonne comme une nouvelle évidence, nouvellement venue parmi nous, paradoxalement venue parmi nous. Celle qui n’a jamais eut lieu dans le réel. C’est la recherche d’une recherche d’une ligne qui rappelle toute la figure dans son tracé, que Ravaison nommait avec Léonard de Vinci la ligne serpentine, le secret même de l’être mis en présence, sa charnelité, son être sous soi mis à découvert. Cette ligne n’est pas le diagramme universel de la féminité de la masculinité ni de la pomméité, sortes d’universaux de la figure particulière, qui laisserait dans son ombre précisément cette particularité. Cette ligne est l’essence comme singularité, comme mode, comme ce qui n’appartient qu’à soi, et qui doit à chaque fois être un recommencement, interdisant tout geste systématique dans la production artistique, aux antipodes donc d’un Picasso, qui écrase son sujet sous son savoir faire ou sa technique. Prenons la Raie verte de Matisse, peut-être l’œuvre qui fait entrer l’art dans sa modernité, et aussi sans doute à partir de laquelle l’art entre dans ce qui sera appelé le moment de l’« abstraction ».

Cette tension entre la ligne et le dessin pourrait aussi être traduite dans les termes de la conscience phénoménologique husserlienne, entre vécu de conscience ou data hylétiques qui correspondraient à la matérialité du tableau, et l’objet intentionnel ou noème qui correspondrait à la ligne serpentine, image non réelle de la réalité, ligne non prélevée de la ligne réale ou factuelle. Le cadre du tableau joue du même paradoxe que la conscience phénoménologique husserlienne : tension entre le vécu de conscience et le sens noématique ou objet intentionnel qui s’en détache comme irréalité. Prenons l’exemple de la perspective. Dans un tableau construisant la profondeur selon la perspective géométrique nous voyons le paradoxe de la troisième dimension se dessinant dans la planéité du tableau. La surface plane colorée pourrait correspondre dans le cadre de la conscience phénoménologique aux vécus de conscience, à la matérialité donnée, qui demeure par elle-même amorphe, sans forme ; avant que n’y prenne comme une irréalité le sens, l’objet même transcendant dans l’immanence de la matérialité seule réelle du vécue.

Aussi ce que nous devons appeler « abstrait » doit être strictement d’inspiration médiévale et être appelée « distinction de raison ». Ce qu’est une abstraction, c’est à la lettre une distinction de raison, consistant à voir comme deux ce qui est réellement comme un ; une longueur sans largeur par exemple, est un être de raison, une abstraction, qui n’existe que dans la pensée. Alors l’abstraction peut être définie comme la séparation en tendances antagonistes de ce qui la constitue essentiellement, la ligne et le dessin, la forme et la matière, le sens et le vécu. Identifier le cadre du tableau comme et à la conscience phénoménologique, permet de penser la naissance de l’abstraction dans l’art. Ainsi l’art n’est-il le plus concret qu’en étant le plus abstrait. Où la concrétude de l’objet se donne comme effet irréel dans la matérialité réelle de la toile. Et ce qu’à proprement nous appelons abstraction dans l’art, consiste dans la séparation du fond et de la forme, de l’effet irréel et de la matérialité réelle. Selon la ligne –soit en termes phénoménologiques : l’objet intentionnel- nous aurons l’abstraction géométrique de Malevitch ou Mondrian. Selon la couleur ou la matière –soit en terme phénoménologique : le vécu de conscience- nous aurons l’abstraction lyrique de Kandinsky à Pollock.