Il n’ y a pas d’art abstrait opposé –comme un temps à un autre, une modernité à une vétusté- à un art figuratif. Il y a une façon, une manière de montrer quelque chose. Ce quelque chose qui se pose dans les termes de la phénoménologie comme un « il y a ». Dans l’art il y a une façon du il y a. Ce « quelque chose » ou ce « il y a » constitue à lui seul toute la part de l’art. Il est ce sur quoi l’art se partage en son autre. Région ou Territoire de l’art qui n’a d’age que l’éternité d’un « il y a », d’un quelque chose qui est le monde. Abstrait et figuratif ne partagent pas le monde de l’art, qui reste indivisible dans sa région. S’il y a à la limite un tel partage –partage essentiel de surcroît où l’art passe en son autre : le non-art - les termes de productions et de reproductions nous en donne une bonne approximation.

Car l’art dévoile, mène à l’éclaircie, c’est à dire montre ou met à découvert l’essentiel inapparaissant. Il n’est pas à l’œuvre –n’est simplement pas- dans la simple reproduction de ce qui est mis à disposition. Il n’est pas idole photographique, « c’est la photographie qui ment, l’art qui a raison » disait Rodin. Il n’est pas dans la reproduction de la pomme, il est dans la pomme de Cézanne ; laquelle tient dans seule présence singulière toute la « pomméité » de la pomme. On ne demande pas à l’art de nous montrer ce que l’on a déjà vu, voire toujours-déjà trop vu. Ce que l’on demande à l’art c’est de nous montrer l’essentiel inapparaissant, comme on demande à celui qui voit de nous montrer ce que l’on a pas su voir, faire apparaître en des points nodaux où vont se révéler en un agencement originel, des lignes de forces ou flux d’énergie qui structurent le monde, qui structurent la figure. Il est l’origine du monde, ou tout le monde en une seule figure. Et les choses et le monde qui les supporte ces choses, ne sont pas avant l’art, ne lui sont pas antérieurs, l’art est le monde même, qui fait voir ce qui sans lui ne serait pas vu ; l’art seul montre toute chose.

Comme le peut-il ? En prenant sur lui toute la différence, origine de toute origine, source de nos sources. L’art défigure, ou dévisage l’inenvisageable de la figure ; cet inenvisageable, il le met à nue, le porte au jour par delà la figure même. L’art révèle en ses points nodaux, qui font œuvres, des forces qui sans lui demeureraient non pas invisible mais à la lettre : in-vues, non pas absolument invisible mais seulement senties au seuil minimum du senti, c’est à dire pré-senties, en-deçà de toute figure. La peinture (dé)peint les forces telluriques qui structurent la figure pour y disparaître, disparaître dans ce qu’elles font paraître. C’est par là que, même dans la pomme ou la montagne sainte victoire, même dans la pipe ou dans les chevaux de Géricault, l’art est par essence l’absolument concret. Mais il n’est l’absolument concret qu’en tant qu’il est le paradoxalement concret, le paradoxe même ; même le paradoxe des paradoxes.