Le Dieu d’Aristote –sans commune mesure avec le Dieu des trois religions monothéistes du Livre- est principe d’intelligibilité du réel, objet d’une théologie positive comme science de l’universel et premier moteur non mu.
La théologie aristotélicienne se partage donc en deux tendances. D’une part elle rivalise avec la science de l’être et tant qu’être, c’est à dire l’ontologie ; en tant que science du premier et du particulier, elle s’oppose à la science du général. Et d’autre part, Dieu qui est pensé comme acte pur de part en part transparent dans le ciel et les astres, s’oppose irrévocablement au monde sublunaire, notre monde d’ici-bas voué à la contingence, au mouvement incessant, à l’acte jamais tout à fait réalisé par la résistance de ce qui est pour l’acte sa puissance : la matière, qui résiste à l’actualisation de la forme l’intelligibilité pure, pleinement présente dans la splendeur divine du ciel étoilé dont la matière ou l’élément est le cinquième, l’éther. Dieu est alors l’idéalité à viser, la perfection à atteindre au travers de nos activités et création de mortels. Telle est par ailleurs la dimension tragique de la philosophie aristotélicienne.
L’ontologie, la science de l’être en tant qu’être est pensée dans l’économie de la théologie. Cependant le Dieu d’Aristote n’a rien de commun avec le Dieu des trois Livres. La divinité visible dans la splendeur de son éclat céleste demeure irrévocablement séparée de notre monde sublunaire chez Aristote ; alors qu’elle demeure transcendante et ineffable pour s’incarner, selon les trois religions, soit dans des signes prophétiques, soit dans le corps du Christ, soit dans le Livre.
Dieu se donne à entendre, à voir ou à comprendre dans les traits de l’être. C’est ainsi par exemple que Dieu s’annoncera à Moïse comme celui qui est : « Je suis celui qui suis ». Le pronom éludé devant le redoublement du verbe annonce l’effacement du sujet devant la splendeur de l’être. Dieu a l’être sans subjectivité ; Dieu est être pur sans figure, l’être qui n’est pas étant. C’est ainsi que se posera la question de la représentation de Dieu. Mais n’est-il pas paradoxal de se poser la question de la représentativité de Dieu alors que Dieu lui-même s’annonce dans les traits du fini en s’incarnant comme feu, parole, corps ou écriture ? Mais ce n’est pas là notre question. Et peut-être pourrons nous revenir sur cette question. Il était important de dégager pour la question qui nous concerne, la mort de Dieu, que Dieu puisse se donner d’abord à comprendre dans les traits de l’être comme celui qui a l’être éminemment.
Et lorsque Sénèque et saint Anselme déterminent Dieu comme « ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être ni être pensée », ils font entrer Dieu dans les limites de la pensée humaine finie. Et l’assertion de Sénèque et saint Anselme mise en conjonction avec le poème de Parménide où il est dit que l’être et la pensée sont le même, détermine encore Dieu dans les traits de l’être.
La question consisterait alors à savoir en quel sens l’être se dit-il de Dieu. Si Dieu a l’être, l’a-t-il au même sens que tout étant, que tout ce qui se dit dans l’être, l’homme, la table, le cheval, le chien… c’est à dire les créatures ? L’être se dit-il de Dieu au même sens qu’il se dit de la tique ?
6 commentaires
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Mon avis sur le sujet, de ma petite colline, c'est ce paradoxe naïf : Dieu usant du verbe est demi-Dieu. Dieu usant est demi-Dieu. Dieu usant du geste, jouant des destinées, répondant aux appels, consultants ses mails divins est demi-Dieu ...
Précisément c'est tout le problème de Dieu que d'être un concept paradoxal. Paradoxal à tous les titres que tu énumères. Paradoxe qui s'explique et se développe dans la théologie négative : Dieu au-delà de l'être, au delà du visible, du verbe, du su et du non-su, Dieu dont on ne peut rien dire ni savoir, Dieu qui est celui qui n'est pas.
C'est là que le Dieu d'Aristote est très intéressant : "Dieu est alors l’idéalité à viser, la perfection à atteindre au travers de nos activités et créations de mortels. Telle est par ailleurs la dimension tragique de la philosophie aristotélicienne." Tragique ? On peut penser que c'est une des dimensions que cette vision de la divinité amène, la tragédie, mais on peut aussi imaginer d'autres dimensions. D'ailleurs, en étant un tant soit peu sérieux, nous pouvons établir que la création du divin accompagne l'étonnement d'une conscience de la mort, de la fin de la vie donc. L'un ne va pas sans l'autre. Le divin se voit créé par le mortel, et certains y ont vu, non sans malice, une nouvelle tragédie : pensons au mythe du vampire qui, tout immortel qu'il est, est empreint d'une mélancolie épaisse comme un bras d'ours. C'est bien ces siècles mécaniques (XIX et XX) qui nous ont amené sur un plateau le renversement des rôles. Nietzsche aurait adoré. D'ailleurs, les superhéros dans les BD anglos-axones et nipones ont parfois ce même désagrémént du "être immortel".
Le Dieu d'Aristote n'a rien à voir avec le Dieu des trois religions monothéistes. Il est visible mais inaccessible il n'intervient pas dans le jeu des affaires humaines. C'est un Dieu qui n'est pas providence.
Cette "séparation" irrémédiable entre les hommes mortels vivant dans une nature chaotique et la splendeur du divin est l'origine de la tragédie. Mais son sens maintenant (de la tragédie) est le "faire venir" du divin dans la nature comme monde. Dans la nature tout est devenant, en mouvement, pris dans le temps... rien n'est déterminable tout est contingent. L'homme par ses activités inspirées de l'image du divin, fait advenir de la stabilité dans la nature. Cette stabilité constitue ce qu'on appelle un monde. Un monde est l'ensemble des activités humaines. Et cette stabilité de monde est le faire advenir du divin dans la nature par la main de l'homme. De la pierre qui tombe amorphe, l'homme érige une statut ou un temple. Et ce temple n'est pas comme l'église, un signe d'acceil pour le divin, mais la présence même du divin dans la nature advenue comme monde. Le Dieu d'Aristote est objet d'une théologie sans religion.
Mais la tragédie a deux sens. Le sens classique typiquement grec, Eschyle où la séparation du Divin et de l'humain se concilie par la réparation de la vengeance. Et le sens moderne, Sophocle où la séparation demeure où la réparation ne vient pas, où l'ordre n'est pas rétabli. C'est Oedipe qui aprés la révélation de Tirésias, se crève les yeux et s'exile de la cité, c'est à dire du monde pour errer sur la ligne du temps infini. Oedipe est l'homme moderne pour qui Dieu est objet d'espérance et de foi. Dieu est objet de religion. C'est Kant ici, se sont aussi, les juifs qui dans le désert espèrent la venue de Dieu et obéissent aux lois du prophète. Mais c'est aussi Spinoza, qui donne un autre accès à Dieu, un accès immédiat dans le troisième genre de connaissance, mais un accès sans monde. Cest alors la nature elle-même qui est divinisée, Dieu substance ou nature. A ce point Dieu n'est déjà presque plus un problème, puisque l'être fini exprime l'universel, l'infini, sous la raison du singulier.
Mais cette expression n'a rien de mélancolique, elle est expression même de la joie pour Spinoza, et de la puissance pour Nietzsche, l'éclat du divin dans l'humain.
Je crois comprendre ce que tu dis, néanmoins tu ne peux pas omettre la dimension mélancolique, même si elle t'intéresse moins. Peut-être est-ce juste qu'elle n'est pas à propos ici. Mais cette dimension me touche aussi, dans un chapître d'une évolution, comme un doute, un écrasement qui permet de se relever ensuite. Je pense au long cri dans le film "L'humanité". Il dit le passage, sans verbe, la transformation dans l'immobile, le geste face ou contre Dieu, voir avec Dieu.
Ce n'est pas qu'elle m'intéresse moins. Mais elle est ici difficile à situer. D'abord je ne parlerais pas de mélancolie mais plutôt d'angoisse ou d'inquiétude comme tonalité affective. Une telle tonalité ne s'insère pas dans la problématique de la mort de Dieu, telle que je tente de la penser ici, mais dans la consicence comme venue à soi qui correspondrait plutôt à la venue de Dieu comme quelque chose d'autre que soit, quelque chose de plus grand, quelque chose de sublime à l'aune du quel se mesure la finitude ou l'être mortel qui prend, comme prend le platre ou le ciment, avec la conscience. Alors ce "cri" marque l'instant de la conscience comme forme d'inquiétude, l'instant de la naissance à soi pour la mort, l'instant tragique, l'instant de la perte et de l'errance. Oui ça d'accord. Mais en même temps, il faut penser une autre forme de cri. Le cri de la libération, le cri silencieux, objet d'une esthétique, esthétique de vie car il est le cri de la puissance comme venue à soi de la singularité. Ces cris sont comme autant d'êtres qui sont, et qui ensembles forment la partition de l'universel. Et chacun est comme une espèce de vibration harmonique qui concentre et rassemble sous une seul tonalité, toutes les vibrations de l'universel.