Toute chose manufacturée est nécessairement liée à une certaine idée qui règle sa production ; idée sans laquelle aucune production ne peut avoir lieu. Il faut une idée de ce que l’on doit faire et du comment cela doit être fait. Avoir une idée, c’est ce qui distingue la production de la nature de la production proprement humaine. Dans la Psychanalyse du feu, Bachelard fait remarquer que si le feu existe dans la nature, jamais il n’éclot –par nature- du frottement de deux bouts de bois. L’homme imite la nature en la dépassant, en inventant les moyens de productions, les processus de création. Et par-là il s’invente un monde, un monde de culture qui le distingue du monde de la nature. Le cadre de ce monde est la fabrication c’est à dire l’art en tant que savoir faire. « L’art est quelque chose de totalement artificiel, nous dit Francis Bacon, et si vous tentez d’enregistrer quelque chose dans la vie qui, en art, deviendra une chose totalement différente, il vous faut techniquement réinventer. » Lorsque les fauves peignent selon la couleur, ou lorsque les cubistes peignent selon des petits cubent, ils peignent selon une certaine idée de l’art. Et le cadre de la toile est aussi bien celui d’une époque de l’art définissant une certaine culture, qu’une idée de production qui structure le monde de l’art. Mais l’idée de l’art elle-même peut-elle être interrogée ? Cette interrogation si elle peut avoir lieu doit porter sur la notion de cadre qui est aussi bien le cadre de la peinture, le cadre de la culture que le cadre de l’art.

Comme toute chose manufacturée, cette série d’œuvres (que vous devez imaginer ou aller voir sur le site international hyper rythmique) est conçue selon une certaine idée, qui est donc l’idée du cadre. En pariant sur le caractère originel de celle-ci.

Le cadre est sans doute la condition première de toute peinture. Le cadre de la toile ou plus généralement du support, est ce qui délimite la région même de l’art en délimitant la surface peinte. De telle sorte que : hors du cadre, hors de l’art. Dès lors interroger le cadre en prenant le parti de le défaire, d’en étendre les limites en le sortant de sa géométrie simple, c’est en même temps interroger les limites de l’art, en même temps que d’interroger son rapport à la nature.

Dans une certaine mesure Duchamp interrogeait déjà et par « accident », la notion de cadre. Nous connaissons l’énigme du Grand verre, « La mariée mise à nue par ses célibataires, même. » La virgule entre célibataires et même est l’indice de l’inachèvement de l’œuvre. Elle induit une suite, quelque chose qui doit venir après même. Cette absence, cet inachèvement n’aurait pas été si le titre avait été : « La mariée mise à nue par ses célibataires même. » Or cette suite est venue en 1927, lors d’un accident qui brisa le Grand verre, et par lequel Duchamp considéra l’œuvre comme définitivement achevée par l’accident et le hasard, « une intention curieuse dont je ne suis pas responsable. » C’est le hasard qui achève l’œuvre, en fêlant le cadre. C’est le hasard même qui est œuvre d’art, en s’insinuant dans l’œuvre par la fracture du cadre, et non plus l’œuvre qui serait une œuvre de l’art entendu comme savoir faire ou réalisation d’une idée de l’art. On peut trouver une autre assertion de Duchamp proche de celle-ci, lorsqu’il définit dans Le processus créatif, l’art non pas conçu ou défini comme et selon une idée, ni comme savoir faire, mais comme un certain gradient, un certain « coefficient d’art » déterminé comme la « différence arithmétique entre ce qui était projeté mais n’est pas réalisée et ce qui est réalisé inintentionnellement. » C’est la nature en ce qu’elle a d’accidentel et de sauvage qui s’insinue dans la fêlure du cadre et par là donne une nouvelle dimension à l’idée de l’art.

Alors dans cette recherche de la déstructuration du cadre, je casse des planches de bois, que j’assemble ensuite les unes aux autres. De telle sorte que se soit la forme du cadre qui joue le premier rôle esthétique, qu’il ne soit plus simplement support. Là dessus j’élargis le suprématisme au formalisme du cadre et non plus simplement à la « picturalité. » Je sors l’art de sa tension traditionnelle entre ligne et couleur. Tension qui sans doute structure tout le monde de l’art depuis Léonard de Vinci et Michel Angel, Ingres et de Lacroix, tension qui se problématise en une seule figure chez Matisse, pour se distinguer réellement et définitivement dans l’abstraction entre l’abstraction lyrique et l’abstraction géométrique. Mais tension –entre dessin et couleur, forme et matière- qui laisse ininterrogée en tant que telle la question même de l’art. Question posée implicitement par Duchamp dans l’accident du Grand verre, et question mise en œuvre –mais oubliée en tant que telle dans sa mise en œuvre- par le Land-art qui brouille définitivement les limites du cadre de la culture et de la nature, où les forces de la nature passent dans le monde de la culture et les forces de la culture passent dans le monde de la nature.